J'enfile ma veste, attrapant mes lunettes de soleil au passage. Aujourd'hui, flemme phénoménale de préparer à manger - comme tous les jours, en fait - alors nous allons au restaurant.
Oui, "nous". J'ai aujourd'hui 24 ans, je suis photographe professionnelle, et modèle quand on me le propose. Je suis mariée depuis maintenant deux longues années à Aaron Wyatt, homme d'affaire reconnu dans ce monde. Il n'est presque jamais à la maison, et ce n'est pas plus mal. Notre vie de couple est devenue ennuyante. C'est plus comme au début. Ou peut-être que ça ne l'a jamais été. J'ai été amoureuse de lui. Je l'ai été, mais je ne le suis plus. Depuis déjà un an et demi. Ce qui n'est pas son cas. En fait, ce que j'ai vécu avec quelqu'un d'autre m'a trop marquée, et je n'arrive pas à l'oublier. C'est juste impossible. On oublie pas des choses pareilles. J'en ai fait abstraction pendant quelques temps, mais maintenant je n'y arrive plus. Alors c'est pas la peine d'insister. Mais j'ai pas envie de divorcer. Je ne veux pas le briser. Et puis, avouons-le, sans lui, je n'aurais pas autant de moyens. C'est malheureux à dire, ça fait même vipère, mais c'est la vérité.

Je sors dehors, m'approchant de la Porsche rouge décapotable de mon mari. En m'installant, je dépose un rapide baiser sur ses lèvres, mais il me retient un peu plus longtemps, je ne rechigne cependant pas.

- Je t'aime, Indi.

Je me mords les lèvres. Ça me fait du mal pour lui de devoir lui mentir. Mais c'est mieux comme ça. Autant pour lui que pour  moi.

- Moi aussi, Aaron.

Vilain mensonge que voilà. Ce n'est pas lui que j'aime, non. Enfin je ne L'aime pas non plus. C'est quelque chose de plus fort encore. C'est pas de l'amour mélangé à de la tendresse, non, ce serait - c'était - plutôt de la haine avec une bonne, très bonne dose de passion. Ça pouvait donner un mélange doux et brûlant comme sauvage et glacé. C'était irréaliste. Irréaliste et inoubliable.  Ouais, inoubliable. Aaron pose sa main chaude sur ma jambe, démarrant la voiture. Je suis légèrement mal à l'aise. Légèrement c'est peu dire. Je lui souris avant de soupirer discrètement. Direction le restaurant.


Nous sortons du restaurant, j'attrape la main d'Aaron, il enlace ses doigts aux miens. Maintenant, direction les boutiques. Aaron a une réunion de je-ne-sais-quoi, et il veut m'offrir une nouvelle tenue. Une robe, des chaussures et des bijoux. Et, le connaissant, il  va vouloir me faire un peu plus plaisir, alors je vais pouvoir ajouter à ma garde-robe une paire de chaussures Givenchy, une tenue Chanel ou Calvin Klein, et de nouvelles pierres, rubis, topaze...

Alors que nous marchons vers une boutique qui affiche en vitrine une belle robe longue rouge de créateur, mon mari croise un de ses collègues. Ofh, le temps qu'ils discutent... Je vais pouvoir vous détailler un peu ce que je porte.

Des talons compensés pour me grandir, comme si je n'étais pas assez grande, pour commencer. Puis un ensemble blanc, une jupe m'arrivant au dessus du genoux, à mi cuisse, à peu près, à la taille haute, avec en haut, un bandeau, avec une veste de la même couleur, Chanel, et quelques bijoux en or. Mes cheveux, comme d'habitude, sont lâchés, légèrement ondulés, dont les plus belles boucles retombent sur mes épaules. Elle a le look, Indi.

Je croise les bras, jetant un rapide coup d'oeil circulaire. Rapide coup d'oeil circulaire qui s'arrête en plein milieu de sa course. Non. Non c'est impossible, c'est le soleil, j'suis ps habituée. J'hallucine. Oulala. C'est à force de trop Y penser, Il finit par m'apparaître. Comme dans un rêve, un mirage, je sais pas trop. Mais bordel. Si c'est Lui. Qu'est-ce que Keith fout là, bordel de merde, qu'est-ce qu'il fout là ? Il était pas resté au Canada ? On dirait que non. Et il n'a pas l'air d'avoir arrêté ses merdes. Bordel, il veut autant se tuer la vie ? Ça m'inquiète. Un peu. Beaucoup. En même temps, c'est normal, avec ce que j'ai vécu avec lui. Respirons, on ne l'a pas vu, on ne l'a pas vu. Je me tourne à nouveau vers Aaron et son ami, priant pour qu'il ne m'ait pas vue.

Il est presque quatorze heures, treize heures quarante exactement ; je me lève à peine. Toujours dans cette chambre de môtel insalubre aux bords de Manhattan. Encore la tête dans le pâté, j'étire mes bras et en passe un sur ma colocataire. On se connait depuis quelques mois, trois ou quatre il me semble. Elle s'appelle Alyssa, elle est grande et maigrichonne, teint pâle, regard charbonneux, longs cheveux platine. Elle est très jolie mais elle a ce truc qui manque pour la rendre belle. Sûrement du charisme ou du caractère. En fait, on reste ensemble pour passer le temps, pour ne pas se morfondre dans la solitude.

Mais qu'on se le dise. J'ai maintenant vingt-quatre ans, ça fait quelques années que j'ai quitté l'UE diplôme en poche, et que je suis retourné à Manhattan d'où je suis originaire. Je tenais à partir le plus loin du Canada, pour essayer d'oublier la sacrée aventure que j'y avais vécue. Mais on ne peut pas oublier l'inoubliable. Il est bien plus difficile que je ne pensais d'oublier la belle brune. Je souhaite à tout le monde de vivre ce genre de choses un jour. Une passion aussi intense qu'inexplicable. Et à l'heure qu'il est j'essaie toujours d'oublier ce qui s'était passé avec elle. C'est sûrement pour ça aussi que je me raccroche plus au moins à Aly. Mais bon, elle est aussi utile qu'un bilboquet : c'est un passe temps comme un autre, marrant au départ, mais très vite lassant. Elle ou une autre, peu m'importerait.

Je me lave rapidement après avoir embrassé Raiponce déchue qui dort toujours, puis vérifie ce que j'ai dans mon sac pour passer la journée : de l'herbe, des bombes et un bandeau. Eh merde, plus de LSD. Ça coûte beaucoup trop cher. L'herbe est bien plus abordable ; surtout qu'Aly a facilement des rabais. Rien d'étonnant quand on voit ses fringues. Enfin, c'est bien utile. Elle sert au moins à ça.

Je sors du motel après avoir enfilé mon blouson, attrapant le premier bus pour le centre ville. J'ai une image en tête, il faut que je la reproduise. J'ai un mur attitré que je loue pour pas trop cher, histoire de taguer légalement. Dans le bus, je roule un joint, ça aussi ça fait passer le temps. Je l'allume dès l'arrivée, et inspire plusieurs fois d'affilée, une fois en face du mur.

C'est parti.

Je souris, sortant les premières bombes de mon sac. Je n'utilise pas de crayon gris comme la plupart des peintres de rue. Je fais tout au feeling, je tague ce qui me passe par la tête. J'entoure mon visage de mon bandeau pour me couvrir le nez et la bouche, après avoir pris une nouvelle taff magique. J'attrape une bombe noire, que je secoue frénétiquement de la main droite, le joint dans la gauche, regardant inconsciemment autour de moi, le monde s'agiter. C'est l'heure de sortie, quatorze heures passées. Les gens sortent du restaurant, viennent faire les boutiques, ou retournent bosser pour certains. C'est comme une habitude, de regarder le monde avant de commencer une œuvre. C'est inspirant. Enfin.

C'est un acte irréfléchi, jusqu'au moment où j'aperçois au loin... Oh tiens ! Ça ne serait pas... Mais non, mais non. C'était peut être du LSD finalement, j'ai des hallucinations apparemment. Mais non. C'est bien de l'herbe toute simple. Alors je ne rêve pas ? Mais qu'est-ce qu'Indi fout là ? Je garde un regard insistant sur la demoiselle en blanc qui se trouve à à peine une vingtaine de mètres de moi, sur le même trottoir. Je plisse même les yeux, rebaissant mon bandeau dans le cou, avalant une bouffée au passage. Si, si, c'est forcément elle. Vu comment elle me regarde, c'est elle, obligé. Et puis c'est le genre de filles qu'on ne peut pas confondre, après l'avoir fréquentée et avoir vécu une telle expérience.

Je souris légèrement, ne semblant pas vraiment réaliser que la fille la plus inoubliable que j'ai jamais rencontrée se tient à quelques pas de moi. Même à cette distance, je plonge mon regard dans le sien. Elle a baissé les yeux, après avoir jeté un coup d'œil à un BCBG à tronche de banquier qui se tient à côté avec un congénère. Elle le connait ?

Keith Coen. Keith Coen à Manhattan. Non, je rêve, c'est vraiment pas possible. Je me trompe forcément. J'ai dû manger un truc qui m'a barbouillée. Il ne peut pas être là, si près de moi. Je me mords la lèvre, me rendant alors compte que je le fixe depuis tout à l'heure. Quelle discrétion, Indiana, bravo. Ouais, quelle discrétion. Son regard croise alors le mien, un léger sourire. Et un putain de frisson. C'est lui. Ça ne peut-être que lui. Y a que lui qui me fait cet effet là.

- Amour ?

Je tourne la tête vers Aaron, sortant de mes pensées. Ne rien laisser paraître, ne rien laisser paraître. Sinon ça va paraître bizarre, vraiment bizarre.

- Eumh, oui ?
- Tout va bien ?

Non. Non, tout ne va pas bien. J'ai, à quelques mètres de moi, l'homme que j'ai connu avant toi, et que je n'ai jamais oublié. L'homme que j'ai haï, frappé, aimé, embrassé. Donc, non, tout ne va pas bien, y a pire, certes, mais là...

- Oui oui, bien sûr.

Je lui souris, il me sourit en retour avant de continuer à discuter avec son ami. Comment mentir à son mari en deux leçons, par Indiana Wyatt. J'ai changé de nom, je m'y fais toujours pas, depuis deux ans bordel. Sherwood collait tellement mieux à mon prénom et... Non, ne partons pas là-dessus.

Keith n'a pas changé. Il barbouille sur les murs. Enfin non, ce n'est pas barbouillé. Il réussit ce qu'il fait, à chaque fois. Et c'est encore plus expressif qu'un vulgaire dessin sur papier, puisqu'on ne peut pas l'effacer. C'est donc de ça qu'il vit ? Et comment vit-il, d'ailleurs ? Certainement pas aussi confortablement que moi. Avec toujours ses mauvaises habitudes, visiblement. Il fume. Et je crois me souvenir qu'il ne fume pas de tabac, lorsqu'il tague. Mais je ne sais plus quelle drogue. Eh merde. Pourquoi continue-t-il à se tuer pareillement ? Et puis je me demande bien dans quelles conditions il vit. Où. Dehors ? Ou alors dans un studio miteux. Et avec qui. Ouais, avec qui. Qui me dit qu'il n'a pas une copine, avec qui il est heureux, dont il est amoureux ?

J'ai soudainement des envies de meurtres. T'es mariée, Indi, tu ne peux pas être jalouse d'une fille qui sort avec... Un ancien ami ? c'est comme ça. T'es là, toi ? Bien sûr. Où t'étais passée ? Tu n'avais plus besoin de moi, donc je ne me manifestais pas. Maid j'ai comme la mauvaise impression que ça ne va pas durer, vois-tu. Mais si, mais si. Aller, va-t-en.

- Tu connais ce clochard, Indi ?

Je me tourne vers Aaron, qui est encore en pleine discussion avec son ami. T'es vachement discrète, Indi, dis donc. Oh ça va.

- Moi ? Eumh, bien sûr que non.
- Pourquoi vous regardez-vous comme ça, alors ?
- Il ressemble à un ancien ami, en fait.

Aaron me lance alors un regard peu convaincu. Tant pis. Maintenant, faut que je trouve un truc pour me rapprocher de Keith. Indiana, c'est pas une bonne idée. On s'en fout. Indiana ! Je commence alors à m'éloigner, cherchant une excuse potable à donner à mon mari lorsqu'il me demandera où je vais.

- Amour ? Où vas-tu comme ça ?
- Je vais voir Olivia, je vous laisse discuter entre hommes.

Je leur souris avant de continuer à avancer. Je passe rapidement à côté de Keith, sans m'arrêter, lui adressant un sourire qui veut bien tout dire. Je ne tarde pas à passer le coin de la rue, m'arrêtant un peu plus loin. C'est bien lui. Je veux qu'il me suive, je veux je veux.

Pourquoi t'as fait ça, Indiana ? Qu'est-ce tu veux faire, Indiana, bordel ? Mais réveille toi ! Réveille toi merde ! J'ai pas pu m'en empêcher.

J'ai depuis bien longtemps arrêté d'agiter la bombe que je tiens dans ma main. Mon bras retombe mollement le long de ma jambe. Je réalise enfin. Indiana Imprévisible Sherwood, qui aurait pu être à des centaines de kilomètres à cette heure ci, est juste devant moi. Woh. Si j'avais un jour imaginé la revoir... Il me semble bien que c'est elle. Les cheveux détachés, de hauts talons, l'air bien sûre d'elle, presque hautaine, c'est forcément elle. Même en cette fin de printemps et une température avoisinant les vingt degrés, un frisson parvient à me parcourir le corps. C'est complètement dingue, complètement... Imprévisible, pour changer.

Elle se retourne à plusieurs reprises pour regarder et parler à face-de-banquier, qui lui-même me fixe un instant. Mais avec le bruit ambiant de la circulation, je n'entends absolument rien. C'est plutôt dommage, ç'aurait été utile pour en apprendre plus sur leur lien, leur relation. Mais vu les fringues de marque que porte Indi, ils sont forcément du même milieu. Au mieux collègues, au pire... Mais non, mais non. Ils ne sont pas en couple, c'est complètement idiot. Et pourquoi pas ? C'est fortement possible. J'imagine déjà d'ici la vie de château, villa design à deux millions, aucun souci financier, énorme dressing débordant d'Yves St Laurent, Calvin Klein, Gucci et j'en passe. Le chien bien sage, ou peut être même les gosses, dans une minute d'inatention de la gouvernante, qui courent partout autour de leurs parents au téléphone, bien trop occupés pour accorder une seconde à leur progéniture. Mon sourire disparait. J'exagère certainement un peu, mais c'est une hypothèse comme une autre qui mérite malheureusement d'être soulevée.

Si ça se trouve, en fait, elle m'a complètement oublié, ces dernières années. Complètement effacé de sa mémoire, et refait sa vie avec un bourge. Tant mieux pour elle si c'est le cas, au final. Parce que ça ne l'est pas pour moi. Il se passe rarement une nuit sans imaginer que c'est Elle à la place d'Alyssa. C'est souvent la déception le matin, quand je retrouve la blonde péroxydée à mes côtés. Enfin.

Donc si ça se trouve, Indiana est follement amoureuse du BCBG. Je déteste déjà cette classe de la société, alors si j'apprends que celui là vit avec Indi, je l'aurai particulièrement dans ma ligne de mire. Et visiblement, l'amour naissant entre lui et moi est bien réciproque, à en voir les regards dédaigneux qu'il me lance. Aah, si tu savais mignon. T'as beau avoir toute la richesse économique que tu veux, si ça se trouve t'as pas vécu la moitié de ce que j'ai vécu avec Indi Jolie. Quoique, c'est aussi possible qu'elle vive avec lui le truc le plus incroyable qui soit. Je serre la mâchoire à cette idée. Hors de question.

Contre toute attente, Indiana parle une dernière fois au mec, puis s'avance alors qu'il retourne parler à son congénère. Elle marche vers moi, d'un pas décidé, mais sans s'arrêter. Arrivée à mon niveau, elle me sourit. Un sourire qui veut tout dire. Mon ventre se contracte une fraction de seconde. Plus aucun doute, c'est bien elle. Elle a un peu changé, mais je la reconnaitrais entre mille, même avec un sac sur la tête. Son parfum peut être, naturellement doux et piquant, indescriptible mais exceptionnel. Et puis ce sourire ! Je l'ai suffisemment cottoyé, aimé, détesté, adoré, haïs. Je le connais par cœur, c'est le sien, il est unique. Et dans son regard, il y a ce quelque chose d'infiniment profond, qui fait qu'elle pourrait communiquer sans ouvrir la bouche. Et ce que j'en déduis à cet instant, c'est qu'elle veut que je la suive. Je plonge mes yeux dans les siens, lui rendant son sourire. J'ai bien compris, je te suis.

Je la vois s'éloigner, tournant au coin de la rue. Par simple discrétion, j'attends quelques secondes, puis retire mon bandeau et le range dans mon sac avec la bombe que j'avais sortie. Je termine mon joint et l'écrase au sol, sous ma semelle. J'en profite pour m'attarder sur ma chaussure, me rappelant que c'était la même paire que j'avais portée à une soirée, à Noël il me semble, et dans laquelle j'avais caché quelques substances qu'Indi jolie m'avait par la suite volées. Toute une histoire. Bref. Ces chaussures sont inusables visiblement.

Je pose mon sac sur le dos, et marche innocemment le long du trottoir. Puis je tourne au coin de la rue. Elle est là. Je souris à nouveau.

- Indi Jolie Sherwood... Ben ça, pour une surprise !

T'es folle Indiana, tu avais enfin une vie normale, tu as vu des spécialistes, Aaron est celui que tu attendais, tu sais l'homme qui te recadrerait, qui te changerait. Alors qu'est-ce que tu vas te foutre dans la merde avec ce mec, avec qui tu vas perdre tout le travail que t'as fait sur toi-même. Fais pas ça, c'est mauvais, c'est malsain, ça te brûle et te détruit, Indi ! Tu peux pas le revoir, ça va recommencer, cet horrible jeu. Retrouve pas cet instinct de domination, cette chose qui fait que tu t'es fait battre quelques années auparavant, tu vas souffrir encore Indiana. Fous-moi la paix, je retrouve enfin l'homme que j'ai jamais oublié. On rencontre qu'une fois dans sa vie une personne pareille, on ne vit qu'une fois ce que j'ai vécu avec Keith. Je peux pas laisser la chance que j'ai aujourd'hui s'enfuir. C'est impossible. Non, je ne L'aime pas. C'est plus fort que ça. Je te hais de tout mon corps, mais je t'adore. Quoique. C'est peut-être mon corps qui l'adore, et moi qui le hait. C'est pire que de l'attirance, c'est mieux que tout. C'est horriblement brûlant. Ou atrocement glacé. Ça déchire, ça fait du bien, ça fait du mal. C'est parfait.

T'es toujours aussi masochiste, Indi, aussi folle. Ouais, apparemment. J'y suis accro. J'aime quand il me touche, quoi qu'il fasse. C'est pas comme avec Aaron. Aaron est doux, aimant, tendre, il prend soin de moi, il fait attention à moi, il m'offre ce que je veux, il est normal. Keith est différent. Il n'est pas cucul, mais il n'est pas trop brutal, il est tout ce que j'aime, mais tout ce que je ne supporte pas.

Je ramène mes cheveux sur un côté. Aller aller aller. Non, je ne vais pas voir Olivia. C'est une amie, qui travaille chez Givenchy. C'est ma meilleure amie, en fait. Elle sait tout de moi, je sais tout d'elle. Elle ferait tout pour me couvrir, j'en ferais de même. Donc je n'aurais qu'à lui envoyer un message pour lui dire que "je suis passée la voir", si Aaron lui demande. Je tourne en rond, regardant le bout de mes chaussures, mes ongles sont peints en blanc, histoire d'être assortis au reste de la tenue. Je remonte mes lunettes sur ma tête, soufflant.

"Indi Jolie Sherwood... Ben ça pour une surprise !"

Je relève la tête, lui souriant. Indiana. T'as déjà récupéré ton sourire de peste  arrogante. Ça commence bien. Je m'approche de lui, croisant les bras. Oh tiens, avec mes talons je fais la même taille que lui.

Et Sherwood. Ce n'est plus Sherwood. C'est Wyatt. J'ai perdu le 'Sherwood'. Qu'est-ce que je fais ? Je lui dis ou pas ? Non. Non ça sert à rien, ça va rien lui faire. Si, ça lui fera peut-être l'effet de 'oh, elle est mariée, je n'y touche pas'. Et tu n'y touches pas non plus. C'est ça, j'ai encore rien dit.

- Keith Coen... Ça faisait longtemps. Qu'est-ce que tu fais ici ?

Pas trop près, Indi, pas trop près. C'est bon, on est à une distance respectable, une cinquantaine de centimètres. Je suis pas débile, je vais pas m'amuser à faire n'importe quoi. J'suis mariée, je ne peux rien faire. Merde. J'aurais dû enlever cette alliance. INDIANA ! Tu vois, tu redeviens Indi Jolie. T'es plus Indiana Wyatt.

A ma remarque, Indiana relève la tête et me sourit. Toujours ce même sourire qui, ici, est tout simplement communicatif au possible. C'est assez intriguant d'ailleurs, puisque c'est le même qui, il y a quelques années, m'aurait monstrueusement donné envie de lui coller une gifle. Mais là, il me donnait juste envie de sourire en retour, ce que je fais. C'est sûrement qu'il m'a énormément manqué. J'ignore si elle est aussi ravie que moi qu'on se revoie. Je l'espère un minimum, quand même. Enfin mieux vaut reprendre les bonnes vieilles habitudes avec elle : ne rien laisser paraître. J'ai attendu cet instant pendant tellement longtemps, mais il ne faut pas le montrer. Ce serait la laisser gagner beaucoup trop rapidement, beaucoup trop facilement. Enfin, un simple sourire rendu, ce n'est pas vraiment une victoire pour l'adversaire ; c'est surtout de la politesse.

Elle s'approche alors de moi, les bras croisés. C'est vrai qu'elle est grande. Ça change d'Aly : elle a beau faire 1m72, ce qui est quand même assez grand pour une fille, difficile de rivaliser avec le bon mètre quatre-vingt d'Indi Jolie. Et avec ses échasses, aujourd'hui elle fait ma taille. Ce n'est franchement pas déplaisant, au contraire, de ne pas avoir à constamment se tordre la nuque pour regarder une personne dans le blanc des yeux, comme je le fais à cet instant.


Ce que je fais ici ? Je suis parti de l'UE avec un peu d'argent pour retourner à Manhattan, dans l'espoir de bien gagner ma vie. Je comptais loger chez mon oncle qui y vit, mais finalement je me suis fait virer, puisque celui ci ne supporte pas "mon hygiène de vie". Comprenez qu'il ne tolère pas les substances illicites, il refuse de comprendre que je suis artiste de rue et que je peux gagner ma vie par ce biais, et il n'aimait pas non plus que je rentre à quatre ou cinq heures du matin, complètement déchiré et en bonne compagnie. Certes, ça peut se comprendre, mais que je sache, je suis majeur. Et seulement de passage chez lui. Passage plus court que prévu, donc. Et pour ne pas réitérer les mêmes erreurs qu'auparavant, j'ai donc enchainé petits boulots sur petits boulots, histoire de me payer un endroit où dormir. J'ai rencontré je ne sais où et je ne sais comment ma colocataire, Alyssa, qui ne prend pas trop de place et qui paye la moitié ce la chambre. Ce n'est pas plus mal. Mais pour résumer, non, je n'ai toujours pas réussi ma vie. Non, je n'ai toujours pas de boulot stable. Non, je ne vis toujours pas de ma passion. Et enfin, non, je ne dirai évidemment pas tout ça à la brune qui se tient juste en face de moi. Parce qu'il n'y a pas vraiment de quoi être fier du résultat, voyez vous. Et puis, que je sache, on ne s'est presque jamais rien dit. Alors on ne va pas commencer aujourd'hui, sous prétexte que ça fait plusieurs années qu'on ne s'est pas vus.

- Ben écoute, je continue un peu le cours de ma vie, je réponds en tapotant mon sac pour indiquer que j'essaye de vivre de mes "œuvres." Et toi alors, qu'est ce que tu fous là ?

Je me permets de la regarder discrètement de haut en bas, les commissures des lèvres toujours légèrement retroussées. Puis je m'attarde bêtement sur ses mains. Autour de ses poignets, de riches bracelets. Elle a certainement mieux réussi sa carrière que moi à l'heure qu'il est. Il y a ses ongles aussi, manucure parfaite. Blanche, sûrement pour s'accorder à sa tenue. Toujours bien clean. Et puis enfin les bagues. Enfin... LA bague. A l'annulaire. En or. A l'annulaire gauche. Je me sens me décomposer. J'essaie de ne pas le montrer. Mon sourire disparait rapidement.

Une alliance ?

- Wow... T'as pas perdu ton temps. Déjà mariée, à ce que je vois, dis-je d'un ton bien plus grave, serrant la mâchoire, sans lâcher l'anneau des yeux.

Peut-être parce que je ne suis pas et que je ne l'ai jamais été, Indiana Wyatt. J'ai essayé, mais peut-être que ce n'est pas moi. Tout compte fait, je n'ai peut-être pas si bien réussi ma vie. Personnelle, surtout. Puisque j'ai déjà ce que je voulais professionnellement parlant. Indiana, je t'interdis de penser ça ! Aaron est un jeune homme très bien, qui répond à la moindre de tes envies me semble-t-il, alors t'as rien à lui reprocher. C'est pas à lui que je reproche quelque chose, c'est à moi.

"Ben écoute, je continue un peu le cours de ma vie." dit-il en indiquant son sac. "Et toi alors, qu'est-ce que tu fous là ?"

Moi. Moi j'ai déjà habité à Chicago avant de m'installer à New-York, avec Aaron. C'est d'ailleurs là-bas, à Chicago, que je l'ai rencontré. Je cherchais mon chemin, et y avait une bande de monsieurs en costume devant moi. Et au risque de me prendre un bel et aimable 'On est pas guides touristiques', j'avais demandé mon chemin. Et faut dire que le grand châtain qu'il est m'avais tapée dans l'oeil. Mais faut avouer que je tentais désespérément d'oublier le mec qui se tient en ce moment même en face de moi.

Et pourtant Dieu sait que j'ai essayé, avant Aaron. Je suis sortie avec deux mecs. Le premier je l'avais rencontré en boîte. A peine quelques mois après ma sortie de l'université. Et c'est la première fois que j'ai fini bourrée et défoncée. Il a bien vite dégager de ma vie. Ça a peut-être duré un mois. Mais je savais très bien pourquoi il était là. Paraît que mon lit et moi dedans, on était super cool. Puis après un autre. Qu'avait plutôt l'air clean. Mais en fait, j'ai découvert après à peine deux semaines que je servais à tirer un coup de temps en temps. Parce que le monsieur avait une copine, en fait. Ouais. Enfin bon, c'est même pas la question.

Donc ça fait 3 ans que j'habite là et que j'exerce réellement mon métier. Je suis photographe de mode. J'ai fait les couvertures de Elle, Rolling Stones, ou encore Vogue, et les books des plus grandes. Enfin 'j'ai fait', j'ai photographié les modèles pour. Mais il m'ait aussi arrivé de poser. Mais c'est plus rare.

- Je suis devenue photographe.

J'étais prête à poser une autre question, mais j'ai comme l'impression d'avoir perdu Keith. Il ne me regarde plus. Il a baissé les yeux. Vers mes mains. Ma main. Ma main gauche. Mes doigts. Mon annulaire. Mon alliance. Eh merde merde merde. Non non non, pas maintenant, pas tout de suite.

"Wow... T'as pas perdu ton temps. Déjà mariée à ce que je vois."

Il a déjà depuis bien longtemps perdu son sourire, il ne lâche plus cette foutue bague des yeux, et son ton a changé. Grave. Cassant, presque. Merde. Allez tous vous niquer.

Je suis mariée, je suis mariée mais pas heureuse. J'ai aimé Aaron, mais c'est plus le cas. Il n'y a que Jake que j'ai aimé réellement. Jake et le mec et sa gueule d'ange redoutable en face de moi. Mais lui c'était différent. Je l'ai aimé en le haïssant.

On aurait été en plein milieu d'un champ dans le Nevada, au Texas, ou n'importe où sans personne, je lui aurais bien prouvé qu'une foutue bague ça ne veut rien dire. Qu'on est pas obligés de respecter les véritables règles. On peut inventer les nôtres. Mais c'est tellement irréalisable que je vais en rêver toute ma vie. Bon. Allons y.

- Je... Eumh. C'est franchement pas ce que tu crois. Enfin si, bien sûr que si je suis mariée, mais ça veut rien dire. Rien du tout du tout. Je te jure. Fais-moi confiance.

Bien sûr que si Indi. Et de quoi t'essaies de le convaincre là ? Que t'as beau avoir promis fidélité à l'homme de ta vie, tu veux bien recommencer ce jeu malsain avec ce drogué ? C'est pas l'homme de ma vie, et je n'ai rien dit, rien du tout. On peut être amis. Bien sûr. Toi, amie avec Keith, ça va finir en sex-friends à moitié sadomaso, donc je ne pense pas, non. Quelle classe, sérieusement. Ouais ben sérieusement, ce n'est que la vérité.

Indiana me répond qu'elle est devenue photographe. Ça ne m'étonne pas. Il me semble avoir déjà vu quelques uns de ses clichés à l'atelier de l'UE, elle est franchement douée, si je me rappelle bien. Tant mieux si elle a aussi bien réussi sa vie. Parce que, non, elle ne s'est pas arrêtée à un bon métier. Elle a aussi fondé une famille. Du moins elle s'est mariée. C'est déjà un grand pas dans la vie active. Et dans l'oubli de ma personne visiblement.

J'en conclue rapidement qu'elle m'a oublié, qu'elle est passée à autre chose. C'est très douloureux. Bien plus douloureux que je ne le pensais. Je serre la mâchoire. Je me sens en position d'infériorité, j'ai l'impression d'être le pigeon de l'histoire, qui a espéré inutilement et naïvement qu'on se reverrait un jour par hasard, comme aujourd'hui, et que tout pourrait recommencer comme quelques années auparavant. C'était sans compter un cercle en or autour du doigt, fin, fragile, précieux, mais qui peut faire tellement de ravages. Et en l'occurrence, celui ci m'a ravagé l'esprit en une fraction de seconde. Je n'arrive même plus à le quitter des yeux.


Je relève les yeux, les plongeant dans ceux de la fille en face de moi, haussant un sourcil. Elle essaie de se défendre tant bien que mal, mais les preuves sont là, elle est mariée. Et à moins qu'il s'agisse d'un mariage forcé - ce qui m'étonnerait vu la société actuelle -, elle l'a bien voulu à un moment ou un autre. Personnellement, le mariage ne m'intéresse pas, puisque je ne veux pas dépendre de qui que ce soit. Mais ne serait-ce qu'une relation sincère, avec de réels sentiments, je ne me rappelle pas en avoir vécu en cinq ans. J'ai essayé pourtant, mais jamais rien de probant. Elle, elle a réussi. Elle s'est mariée, bordel. Ce qui veut dire qu'elle a réussi à passer outre notre "relation". C'en serait presque vexant. Et sa tentative d'explication est franchement loin d'être convaincante.

- Mais qui est-ce que t'essaies de persuader là ? Ça veut pas "rien dire", c'est pas possible ! T'es mariée, bah assume. Mais c'est bien, c'est rien, c'est cool ! Félicitations, t'as combien de gosses alors ?, dis-je en haussant le ton malgré moi.

Un sourire nerveux se dessine sur mon visage. J'en reviens pas. On ne perd pas notre temps. Ça ne fait même pas dix minutes qu'on s'est retrouvés, j'ai déjà les nerfs à vif. Un don, elle a vraiment un don. Et ce qui m'énerve d'autant plus, c'est que ce don m'avait terriblement manqué. Comme pour tout avec elle, c'est totalement inexplicable. Même nous deux, on n'y comprend rien. Alors vu de l'extérieur, je ne préfère même pas imaginer.

Je sors une clope de mon paquet et l'allume. Il faut que je me détende, sinon ça va mal se passer.

Eh merde. Encore merde. Et encore merde. Pourquoi, pourquoi je l'ai pas enlevé avant qu'il n'arrive ? Pourquoi n'y ai-je pas pensé ? J'avais la tête où bordel ? Trop heureuse de le revoir, probablement, j'ai oublié de le retirer. J'ai pas assez réfléchi, j'ai foncé, et j'ai zappé. J'ai oublié que j'étais mariée pendant quelques minutes. Comment peut-on oublier la plus grosse erreur de sa vie ? Indiana !

Mais c'est vrai, je me croyais amoureuse d'Aaron, mais en fait, je ne l'étais pas. J'essayais juste d'oublier Keith. Et je me suis désespérément raccroché à lui. Et pourtant, il ne se passait pas une putain de journée sans que je pense à lui, sans que quelque chose me rappelle que jamais je ne pourrais l'oublier, jamais. Et c'était pire après que je me sois mariée avec Aaron. Chaque chose que je faisais avec lui, je rêvais de la faire avec Keith. Je n'avais pas l'impression de trahir Aaron en rêvant d'un autre homme que je n'avais pas vu depuis X année, mais j'avais plutôt l'impression de trahir Keith. Y avait - et y a - une petite voix qui me le murmurait à chaque fois. C'est horrible. Et c'est d'autant plus horrible quand tu n'es pas mariée à celui que tu aimes. T'as l'impression de devenir fou. Mais moi, je l'étais déjà bien avant ça.

Mais qui est-ce que t'essaies de persuader là ? Ça veut pas "rien dire", c'est pas possible ! T'es mariée, bah assume. Mais c'est bien, c'est rien, c'est cool ! Félicitations, t'as combien de gosses alors ?

Il a haussé le ton. Je l'ai blessé. Voilà voilà voilà. J'aimerais pourrir en enfer. Il a allumé une cigarette. Tiens. Mes bras se décroisent un instant alors que je souffle.

- J'ai fait une erreur, j'ai fait une putain d'erreur ! Tu peux pas savoir, non, bien sûr que non, vu que tu dois vivre avec une nana dont t'es tombé follement amoureux, que tu aimes plus que tout, et que tu aimeras toute ta vie ! Ben écoute, retourne avec ta salope, hein, et t'occupes pas de moi. Je suis arrivée jusqu'ici sans t'avoir physiquement près de moi, alors vas y, va voir la pétasse qui te sert de copine, j'ai pas besoin de toi. Et tes célèbres amies, aussi. Et j'espère que vu que tu l'aimes, tu ne la brutalise pas trop, hein Keith.

Je serre les dents, bougeant mes doigts. J'ai pas voulu m'énerver autant. Mais c'est sorti tout seul, zioup. Et ça aussi, dis donc. Je viens juste de donner une pichnette dans sa clope pour l'envoyer balader plus loin, avec forcément mon nouveau et ancien habituel sourire de peste.

- Eh non, non, j'ai pas de gosses. Mais tu sais quoi ? Maintenant que t'en parles, pourquoi pas.

C'est quoi cette nouvelle technique Indiana ? Je veux l'énerver, je veux le rendre fou. Je veux le rendre jaloux. C'est ridicule, Indi. Je m'en fous.

Ben tiens, manquait plus que ça. Qu'elle s'imagine que je suis tombé amoureux d'une fille, que cette "salope" comme elle le dit, est la plus belle rencontre de ma vie, et que, si je pouvais, je finirais certainement mes jours avec elle. Si elle savait que j'ai jamais ressenti quoi que ce soit pour n'importe qui depuis qu'on s'est quittés ! Jamais. J'aurais pu en avoir l'occasion, vu le nombre de filles que j'ai rencontrées depuis, mais jamais. Aucun amour, aucun sentiment. Avec Alyssa, il y a un peu de tendresse, de complicité, certes. Mais le cœur n'y est jamais vraiment. Comme je l'ai déjà dit, elle me fait simplement passer le temps, histoire que je ne me retrouve pas seul, pourrissant dans cette chambre de motel dégueulasse, entouré de joins, de rails, ou de seringues. Elle m'occupe à autre chose, mais c'est tout. Je ne l'ai jamais sincèrement aimée, je ne l'aime pas, et je ne l'aimerai jamais. Mais ça, visiblement, Indiana n'a pas l'air de le comprendre. Eh ben tant pis pour elle, tant pis.

J'inspire une bouffée de cigarette en l'écoutant déblatérer un bon nombre de conneries à la seconde, abasourdi par ses propos.

- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Comment tu peux faire la connerie de te marier ? C'est un truc réfléchi, que je sache, le mariage, tu réfléchis jamais ou quoi ?, je lâche, les yeux noirs et écarquillés.

Tout à coup, Indiana, dans un élan d'inconscience je l'espère pour elle, lance une pichenette entre mes doigts, envoyant valser ma clope un peu plus loin. Et en plus de ça, elle sourit. Je serre la mâchoire et inspire profondément. Elle veut me rendre dingue. C'est pas nouveau, c'est son jeu préféré apparemment. Et ça marche. Je suis pas multimillionnaire comme elle, les clopes ça coûte cher. Je suis pas certain qu'elle aurait apprécié si j'avais balancé son si bel anneau, ou plutôt "son erreur" 24 carats, d'une pauvre pichenette. Ben pour moi, c'est pareil. On ne joue pas avec mes affaires.

Ah non, mais là, c'en est trop. Ça fait beaucoup d'un coup. Je sais très bien qu'elle le dit simplement pour m'agacer, et même si ce n'est absolument pas voulu de mon côté, elle arrive à ses fins. En fait, ça m'exaspère, surtout.

- Bah vas-y alors, qu'est-ce qui t'en empêche ? Fais en un, deux, cinq, douze, une belle équipe de rugby même ! Je vois pas le problème. Et tu sais quoi ? Ma salope, comme tu le dis, elle s'appelle Alyssa. Elle est blonde, elle est douce, elle est drôle, et elle me fait pas chier. C'est bien ton contraire, tiens.

Elle veut jouer à ça ? A savoir qui de l'un ou de l'autre est le plus jaloux ? Ok, ça me va. J'aime bien jouer, moi. Je souris hypocritement, rien que pour la faire rager. Moi aussi je sais le faire, elle n'est pas la seule.

"Mais qu'est-ce que tu racontes ? Comment tu peux faire la connerie de te marier ? C'est un truc réfléchi, que je sache, le mariage, tu réfléchis jamais ou quoi ?"

Comment te dire, mon chéri, que c'est un peu ta faute, tu vois ? Avant que tu te défendes, je t'explique, j'ai tout fait pour t'oublier à la sortie de l'université, tout. Mais j'y arrivais pas. J'avais beau faire n'importe quoi, il ne se passait pas une putain de nuit sans que je t'imagine couché à côté de moi, me prenant dans tes bras. Pas une. J'ai essayé de combler ce vide. Plusieurs fois. Mais c'est pareil. C'était impossible, j'ai jamais réussi. Ton sourire, ton odeur, tes mains, tes putains de caresses, de baisers, toi, en fait, tout entier. Ça me manquait. Tout ça me manquait trop. Et ça en devenait douloureux. J'avais trop besoin de tout ce que tu me donnais, j'étais complètement perdue. Alors le premier qui s'est réellement intéressé à moi, je l'ai 'aimé'. Et c'était Aaron. Les premiers mois, ça a été, mais t'es jamais totalement sorti de là-dedans. Alors quand Aaron m'a demandé de l'épouser, j'ai dit oui, croyant que t'allais encore plus t'effacer. Mais non, ça a empiré. T'étais encore plus présent en fait. C'était - c'est horrible. C'est pour ça que je suis mariée. Mais je regrette, je regrette tellement. Si seulement on pouvait remonter le temps... Jamais je ne l'aurais fait. Je te jure. Je ne l'aime pas, je ne l'ai jamais aimé. Jamais.

Si seulement je pouvais lui sortir un truc pareil. Si seulement... Mais non, je ne peux pas, je ne dis jamais des choses pareilles, je ne me confie presque jamais, et encore moins sur le fait que Keith m'obsède depuis que je l'ai quitté. C'est tout, c'est impossible, je suis pas faite comme ça.

- Parce que je croyais que je l'aimais. Mais je ne l'aime pas, il m'ennuie, si tu veux tout savoir !

Et c'est vrai. Aaron m'ennuie. Il est trop doux, trop tendre, trop gentil, disons. D'accord, c'est agréable, des fois. Mais j'ai jamais été habituée à ça. On a été brutal, avec moi, sauvage. J'ai été maso. Je dois l'être toujours. On m'a battue, j'en redemandais. J'aime pas la tendresse et la douceur quand ça devient trop cucul. J'aime pas la monotonie, les habitudes. J'ai besoin d'action, de retournements de situation. Tout ce que j'avais avant, en fait. Tout ce qu'Il me donnait. Il est le parfait mélange de ce que j'aime et de ce que je hais. Maintenant, c'est tout sauf sauvage et brutal. Et ça me gonfle, ça me gonfle. Vous pouvez pas imaginer comment.

"Bah vas-y alors, qu'est-ce qui t'en empêche ? Fais en un, deux, cinq, douze, une belle équipe de rugby même ! Je vois pas le problème. Et tu sais quoi ? Ma salope, comme tu le dis, elle s'appelle Alyssa. Elle est blonde, elle est douce, elle est drôle, et elle me fait pas chier. C'est bien ton contraire, tiens."

Je serre les dents, croisant de nouveau les bras. Ne pas lui montrer que si on croise une blonde appelée Alyssa, on va la découper en mille morceaux, lui marcher dessus et la donner en pâture aux premiers crocodiles qu'on croise. Ou alors qu'on va la défigurer à coup de poêle à frire et de couteaux de boucher. Ou qu'on va l'attacher au lit qu'elle partage toutes les nuits avec l'homme qui nous appartient pour la torturer et la pendre par la suite. Nooon, il en serait trop heureux que ça me mette dans un état pareil. Je me mords les lèvres, inspirant profondément. Je vais trucider cette Alyssa en la pendant par les pieds. Bordel de merde qu'elle aille se faire.... Indiana, on reste polie. C'est mal me connaître.

- Tu la paies, c'est ça ? En tout cas, tu lui passeras le bonjour de ma part, à ta péripatéticienne des caniveaux. Je lui souris, aussi hypocrite que lui. Il faudra que je te présente Aaron. Il est adorable. Il n'a jamais levé la main sur moi, tu t'en rends compte ? Ce n'est pas un enfoiré, même si je ne l'aime pas comme je le devrais. Je suis sûre que tu t'entendrais très bien avec lui. Il a juste horreur des clochards drogués, hein Keith.

Mademoiselle n'aime pas son propre mari. Et même, son mari ennuie Mademoiselle, parait-il. Bah alors, qu'est-ce qu'elle fout avec lui ? Elle veut son fric ? Si c'était bien la gueule de banquier qui était il y a quelques mètres d'ici tout à l'heure, ça m'étonnerait à peine. Le mec avait l'air de rouler en Ferrari, de vivre dans un château, et de s'acheter ce qu'il veut, quand il veut ; ou d'acheter à son épouse ce qu'elle veut, quand elle veut. Le genre de personnes que j'exècre au plus haut point. C'est trop facile, de tout obtenir grâce à l'argent. J'espère seulement qu'il n'a pas "acheté" Indiana, j'entends par là que j'espère qu'elle ne s'est pas laissé berner par des bijoux et des fringues de marque.

Non, ce n'est pas son genre. Elle est bien plus compliquée à cerner, à "obtenir." Je l'imagine difficilement dire oui à un homme, simplement parce que celui-ci lui promet un bonheur économique éternel. Elle mérite mieux. Et si la face-de-richard qui lui sert de mari ne la satisfait pas, j'aurai encore plus de raisons de lui cracher à la gueule. Cordialement, évidemment.


Mais c'est pas vrai. Elle va réussir à me foutre hors de moi. Je n'aime pas Aly, c'est une certitude. Mais il y a une chose, qu'on appelle le respect, qui me semble incontournable. Et visiblement, Indiana et moi n'avons pas la même vision des choses. Visiblement, il lui semble normal de l'insulter sans la connaitre. Et c'est vexant, très vexant.

Et puis cette manière de parler de "Aaron". Alors, elle l'aime, ou pas ? Qu'on m'explique. C'est un mec "adorable", qui n'a jamais levé la main sur elle. Ok, ok, c'est l'homme parfait, tant mieux pour elle. Et donc ? Qu'est-ce que je dois en conclure ? Que je devrais prendre exemple sur lui ? Ben bien sûr, on s'entendra bien, s'il aime pas les "clochards drogués". Ça tombe bien, je n'aime pas les millionnaires pédants, ça sera mon meilleur pote, je n'en doute pas une seconde.

- Mais t'es qui, pour qui tu te prends, pour parler comme ça ? J'ai insulté ton mec, moi ? Oh pardon, ton mari ? Enfin, ton "erreur" ?, je lance, à la fois agacé et abasourdi. Je marque une courte pause, un sourire se dessinant petit à petit inconsciemment sur mon visage. Tu m'étonnes que tu t'ennuies avec lui, s'il a jamais levé la main sur toi.

Évidemment, je suis loin d'être fier de ce que je lui ai fait. Mais j'ai souvent eu l'impression qu'elle aimait que je lui fasse du mal. Alors elle pourrait répondre quoi que ce soit, je suis presque sûr que sur ce point, je n'ai absolument pas tort. J'ai même bien raison.

"Mais t'es qui, pour qui tu te prends, pour parler comme ça ? J'ai insulté ton mec, moi ? Oh pardon, ton mari ? Enfin, ton "erreur" ?"

Pour qui je me prends ? Mais pour celle que t'as fréquenté y a 5 ans, et qui t'as jamais oublié, et qui pétait un plomb chaque fois qu'elle t'imaginait avec une autre femme, mieux qu'elle, plus jolie, mieux foutue, plus grande ou plus petite, mieux pour le bel abruti que tu fais. Je t'assure, y a vraiment des fois où elle s'en rendait malade, cette pauvre fille. Elle arrivait plus à se concentrer, à faire quelque chose correctement. C'était plutôt horrible. Donc si elle a envie d'insulter la nana qui te sert de colocataire de lit, elle le peut, oh oui, elle le peut. Et c'est pas parce que tu vas défendre ta censuré ou dire d'arrêter à cette fille qu'elle va s'arrêter. Elle est indomptable, il me semble que tu le sais, et elle est du genre irrespectueuse, intenable, et grossière. Donc ça va pas changer, surtout en parlant de la blonde qui te divertit une fois quand ça te chante, non non.

Et je sais, mon pauvre Keith, que t'es dix mille fois plus respectueux que moi, donc tu l'insulteras pas comme ça. T'es trop bien élevé même si tu te drogues, contrairement à moi, pour insulter les gens que tu ne connais pas. Alors je sais pertinemment que tu n'oseras pas le faire, et surtout pas devant moi. Donc arrête ton char, mon mignon, ça sert vraiment strictement à rien.

"Tu m'étonnes que tu t'ennuies avec lui, s'il a jamais levé la main sur toi.", rajoute-t-il après une courte pause, avec le sourire en plus. Quel enculé putain.

Pardon ? J'ai mal entendu. J'ai forcément mal entendu. C'est franchement pas possible qu'il dise ça. Comment peut-il oser, ce.. Oh bordel de merde. Comment peut-il oser dire une chose pareille ? Mais il a pas le droit. Il n'a pas le droit de me dire que si je m'ennuie, c'est bien parce qu'Aaron ne m'a jamais fait de mal. Mais non non et non, il a pas le droit. Certes, je l'avoue, j'étais légèrement maso. Je ne détestais pas le fait qu'il me touche pour me faire du mal, j'aimais ça, même. Je trouvais ça agréable, cette souffrance physique. En fait, ça faisait oublier la souffrance mentale, le fait que je sois 'folle', pas comme les autres, totalement différente. C'est le seul moment où je ne déteste pas me sentir en position d'infériorité. Je râle, je me bats, certes, mais c'est pour souffrir un peu plus. Et plus je souffre, plus je veux me défendre, inconsciemment, et c'est un cercle vicieux, car je recherche encore de la hauteur, puis de la douleur. C'est assez spécial, ça ferait même peur, je le sais, ne vous en faites pas, là dessus aucun souci.

Mais ça ne me fait en aucun cas oublier l'horrible chose qu'il vient de dire. Et c'est comme un réflexe - non, c'en est un. Ma main droite se lève et vient fouetter la joue de Keith. Oh putain de merde, celle là, il ne l'a pas volée bordel.

- Je t'interdis, tu m'entends, Keith, de dire une chose pareille. Dis tout. Tout mais certainement pas ça. C'est mieux, si tu veux pas que je te lime les dents sur le béton, tu vois.

Je serre les dents, et les poings aussi. J'aurais peut-être dû être plus diplomate. Tant pis, merde. C'est bon, ce genre de remarque me met hors de moi. Et pire encore. Je suis folle, je le sais bien. Merde.

Indiana n'a pas, mais alors pas du tout, aprécié ma remarque. Et elle me le fait bien comprendre, d'une violente gifle, venue me fouetter la joue. Je l'ai bien méritée, je l'avoue. Pour autant, je sais pertinemment que j'ai raison. Et elle le sait aussi, c'est sûrement pour ça, d'ailleurs, qu'elle réagit ainsi. Parce qu'elle ne veut pas qu'on le sache.

Mais alors quoi ? Je devrais fermer ma gueule, sous prétexte qu'elle a été blessée par de tels événements ? Je comprends qu'il s'agisse de faits qu'elle souhaiterait probablement oublier, ou qu'elle souhaiterait ne pas répandre. Mais que je sache, j'aurais très bien pu la gifler, moi aussi, quand elle a insinué que j'étais un "clochard drogué". Est-ce que je l'ai fait pour autant ? Non. Est-ce que j'en ai eu envie ? Oh que oui. T'es pas la seule à avoir vécu quelque chose que tu préfèrerais garder pour toi, Indi. T'es pas non plus la seule à détester qu'on y fasse allusion. Alors ta gifle, ok, je l'accepte. Ok, je l'assume. Mais je ne suis pas tout noir dans tout ça ; comme tu n'es pas toute blanche.


Je serre les dents un instant. Puis mon sourire revient au galop. Dans ce petit jeu du "qui craquera le premier", cette fois, visiblement, j'ai gagné. Et malgré ma joue qui me brûle un peu, je savoure cette petite victoire. Je replonge mon regard dans celui d'Indiana, puis je m'approche un peu d'elle pour caresser sa joue, faussement hypocritement. D'une part pour l'agacer, d'autre par parce que j'en avais monstrueusement envie. Parce que ça fait tellement longtemps que j'attends de retrouver une telle proximité avec elle, et que j'aurais difficilement pu me retenir plus longtemps aussi près d'elle sans rien faire.

- J'en conclue que je t'ai manqué, Indi ?, je lance d'une voix douce et rassurante.

Ou comment changer de comportement en deux secondes. J'ai juste envie de l'énerver, moi aussi. Pour une fois qu'on peut inverser les rôles, je ne vais pas me gêner. Elle se vengera certainement plus tard. Et, inconsciemment, c'est ce que j'attends. J'en aurais presque envie qu'on finisse par se cracher à la gueule, si ça peut permettre de réitérer ce qu'il s'est passé il y a cinq ans.

J'ai perdu. En le giflant j'ai perdu une bataille, la première. Ah j'avais oublié que j'avais une sainte horreur de perdre, encore plus contre lui. Voilà sur quoi reposait notre relation, une constante recherche de domination de l'autre. Si tu réussissais à le faire craquer en premier, qu'il se mettait à chaque fois sur la défensive, donc que tu attaquais sans arrêt, tu finissais par gagner. J'ai souvent gagné à ce jeu là, quoique Keith ne soit pas vraiment nul non plus. La preuve, on se retrouve, il gagne. Et sa victoire a vraiment du mal à passer, je digère pas vraiment le fait d'avoir perdu. Mais on va se rattraper. On se rattrape toujours.

Son sourire qui l'avait quitté juste après que ma main ait heurté sa joue revient rapidement, et j'ai d'autant plus envie de lui en coller une autre. J'aime pas ça, je suis en position d'infériorité. Ma main me démange. J'ai envie de faire repartir ce sourire que je ne supporte pas mais dont j'ai eu besoin durant 5 longues années et que je n'ai jamais eu. Mais c'est comme ça avec Keith. J'ai besoin de lui mais je ne le supporte pas, si je pouvais, je lui ferais bouffer le carrelage dès que l'occasion se présente. C'est ainsi. C'est plutôt atroce d'avoir besoin d'une personne qu'on hait plus que la Terre entière, de ressentir un manque quand cette personne n'est pas avec vous, qu'un simple baiser, une simple caresse de cette personne vous fasse frémir. Ouais, c'est terriblement horrible.

Keith s'approche un peu plus pour pouvoir me caresser la joue, plongeant à nouveau son regard dans le mien. Je serre les dents, inclinant légèrement la tête du côté opposé. Je suis plus forte à ce jeu que toi, tu ferais mieux d'arrêter tout de suite, mon chéri. Indiana. Quoi ? Tu es mariée, ne l'oublie pas. T'es au beau milieu d'une des plus grandes villes du monde, ne l'oublie pas. Il y a plein de gens autour de vous, ne l'oublie pas. Aaron peut débarquer à n'importe quel moment, ne l'oublie pas. Quelqu'un que tu connais, en oubliant Olivia, peut vous remarquer, ne l'oublie pas. Tu n'es pas en sécurité ici, pour finir, je pense que tu le sais. Bien sûr. Et je ne vais pas m'amuser à l'embrasser ou à le toucher, ne t'en fais pas. On va juste voir qui serait capable de se laisser tenter en premier. Et on dirait que Keith est sur la bonne voie, vu que c'est lui qui a fait le premier pas. Je ne suis pas folle à ce point, crois-moi.

Cependant, je ne vous cache pas que si je ne me retenais pas, ça ferait bien longtemps qu'on serait beaucoup plus proches. Vraiment beaucoup plus proches. Mais justement, je me retiens. Et il fait tellement hypocrite qu'en ce moment-même, j'ai plus envie de lui en décoller une comme tout à l'heure. Mais je me retiens aussi, sinon je perdrais une nouvelle fois. Et déjà qu'une fois, ça ne passe pas, alors deux... N'en parlons pas. Mais il m'énerve tellement que... On se calme Indi.

J'en conclue que je t'ai manqué, Indi ? demande-t-il d'une voix douce.

Enfoiré. Je croise de nouveau le bras, me mordant la lèvre. Retenez-moi, je vais lui faire bouffer le mur. J'suis sûre que ça fait longtemps que son dos n'en a pas heurté un. Tout du moins je l'espère, en fait. Parce que je ne sais pas ce qu'il fait avec sa pétasse de bas étage. Mais je ne préfère pas y penser, sinon je les défonce, lui et sa censuré de supermarché. Rien que d'en parler, ça me file la gerbe. Et des envies de meurtres, alors n'allons pas plus loin.

- Jamais. Même dans tes rêves les plus fous, mon ange, je murmure avec mon sourire habituel.

Elle dépose son visage dans ma main. A l'heure qu'il est, je me demande toujours ce qui me retient de la prendre dans mes bras, ou de lui cracher à la figure, ou de l'embrasser, ou de la frapper. Ou un tout à la fois. A vrai dire, je me contrôle au possible en cet instant. Parce que, rien qu'à la revoir, toute la haine, et à la fois l'attirance, que je ressentais pour elle des années auparavant, refont surface. Je ne sais même pas si ça me fait plaisir. J'ai tellement attendu ce moment, et pourtant j'ai l'impression que je serais bien mieux ailleurs qu'à cet endroit, avec elle. Mais pour autant, je n'échangerais ma place actuelle contre n'importe quelle autre. C'est un paradoxe à en faire bouillir les cervelles des plus grands psychanalistes.

A ma réplique, Indiana se mord la lèvre et croise à nouveau les bras. Ça marche. Je l'énerve. C'est trop bon. Enfin, elle réagit bien vite, balançant son habituel sourire, et me répondant dans un murmure.


Je laisse échapper un petit rire muet, ne la lâchant pas des yeux pour encore plusieurs secondes. Je n'y crois pas un instant, à son mensonge. Je suis certain que je lui ai manqué, autant qu'elle m'a manqué. Du moins, je l'espère. Très fortement. J'espère qu'elle ne m'a jamais oublié. Qu'il se passe rarement un jour sans qu'elle pense à moi. Qu'elle se rappelle de ce qu'on a vécu comme d'un événement aussi dingue et incompréhensible qu'inoubliable. Qu'elle se fiche totalement de son partenaire de vie. Qu'elle se ronge l'esprit à force de me sentir la hanter. Qu'elle rêve de moi la nuit, qu'elle s'imagine toute la journée qu'on puisse, par n'importe quel miracle, se revoir. Parce que tout ça, c'est mon quotidien. C'est à ça que se résume ma vie. Et enfin, qu'elle ressente exactement ce que je ressens à l'instant. Un mélange inconscient de passion, de violence, de haine et d'attirance. Et de joie incontrôlable.

Après une poignée de secondes de silence, que même la circulation assourdissante n'aurait pu troubler, je lâche la joue d'Indiana, m'adossant au mur qui se trouvait à à peine quelques centimètres.

- Tu mens aussi mal qu'un gosse qui voudrait se faire innocenter après avoir bouffé toute une tablette de chocolat, Indi, je réponds. C'est limite si on voit pas le reste de chocolat au coin de tes lèvres.

Après ma réponse, quelques secondes de silence s'écoule. Enfin. Quelques secondes de notre silence. Parce qu'en réalité, tout tout autour de nous n'est que bruit. Le brouhaha habituel de Manhattan aux heures de pointe. L'horrible bruit qui vous bourdonne dans les oreilles, même après avoir quitté le quartier. Les klaxons, les bruits de pas sur le béton, les cris... Mais c'est comme s'il n'y avait pas de bruit, en ce moment même, que tout était silencieux, qu'on attendait impatiemment la réponse de l'un ou de l'autre. J'ai comme l'impression d'être enfermée dans une bulle où nous ne sommes que tous les deux. Comme avant. On se fichait bien de ce que les autres pensaient, on faisait ce qu'il nous plaisait, même avec le fameux panneau d'affichage de l'université. Ça remonte à quelques années, mais j'ai l'impression que cela s'est passé hier, que rien à changer. Et pourtant... Pourtant tout à changer. Tout ou presque, en tout cas.

Keith finit par s'écarter, allant s'adosser au mur à côté. Eh merde. T'aurais pas voulu rester en face de moi, là, et plus bouger, à part pour te rapprocher encore et encore de moi, ça aurait été trop dur pour toi. Je cache bien mal ma déception, faisant la moue avant de lui jeter un coup d'oeil.

"Tu mens aussi mal qu'un gosse qui voudrait se faire innocenter après avoir bouffé toute une tablette de chocolat, Indi. C'est limite si on voit pas le reste de chocolat au coin de tes lèvres."

Oh ça va, je sais. Je mens mal. Enfin non, c'est lui qui décrypte tout. La preuve, lorsque je dis que je l'aime à Aaron, il le croit. Ouh ça fait mal ça Indi. Mais non.

Toujours est-il que oui, oui Keith, tu m'as terriblement manqué. Pendant 5 longues années, je n'avais envie que d'une personne à mes côtés, c'était toi. Et je l'ai déjà dit, mais à chaque fois, toutes les nuits, je croyais que si je tendais le bras, j'allais pouvoir te toucher, que si je me retournais, j'allais me retrouver juste en face de toi, à quelques millimètres à peine de tes lèvres, et que si j'allais voir ailleurs, tu reviendrais, tu reviendrais et tu ferais je ne sais quoi pour m'empêcher de coucher je ne sais où, avec je ne sais qui. Mais non, non. T'étais pas là. T'étais parti, et c'était douloureux. Ça brûlait. Et même si on a jamais été ensemble parce qu'on se supportait pas, j'avais l'impression de te tromper quand c'est pas toi que j'embrassais. J'ai tout essayé pour t'effacer de ma mémoire, tout. La preuve, j'me suis mariée. Mais rien n'y fait, t'étais toujours là, et j'avais toujours autant besoin de toi. Donc oui, oui, et encore oui, tu m'as manqué, atrocement,horriblement. Mais malheureusement, jamais je te dirai ça avec des mots.

Je détourne le regard, bougeant légèrement les jambes, comme si j'avais froid. Mais j'ai pas froid. C'est juste qu'il a raison, et que je déteste ne pas réussir à l'avoir aussi simplement. Mais voilà ce qui me trahit principalement : mon corps. Tsuh. Il serait resté un peu plus longtemps à me caresser la joue, il m'aurait arraché un frisson. Je l'ai retenu, ce bel abruti, pour pas qu'il s'échappe, parce que sinon là je me serais faite grillée comme il faut.

- Tu m'épates, Keith. Tu réussis à sortir de magnifiques comparaisons de dessous ton chapeau. Je passe mon index aux coins de mes lèvres avec un sourire. Je crois qu'Aaron pourrait m'aider à l'enlever, ce chocolat, tu ne penses pas ?

Chacun son tour, mon chéri. Tas joué avec moi, tu m'as rendue jalouse. Maintenant, voyons voir ce que je peux faire pour toi.

Je regarde devant moi, les yeux dans le vide. Pour autant, j'aperçois dans mon champ de vision la belle Indiana qui me regarde un instant, sans réellement sourire. Déçue que je t'ai lâchée, peut-être ? Ahah, si tu savais, Indi. Si j'avais pu laisser ma main en contact avec ta joue, tu penses bien que je l'aurais fait. Je me serais même approché un peu plus encore, histoire de pouvoir retrouver toutes ces sensations perdues depuis maintenant bien trop de temps. Je t'aurais prise dans mes bras, ne serait-ce que pour pouvoir sentir à nouveau un peu plus ton odeur. Si j'avais pu. Sauf que tout ça, ce n'est qu'une question de fierté, et de volonté de gagner. Tu peux le comprendre, c'est certainement notre unique point commun ; ça, et le lunatisme poussé à l'extrême.

Alors, ses jambes se mettent frénétiquement à bouger. Elle semble avoir froid. Avoir froid ? A cette époque de l'année ? Laisse moi rire. Elle n'a pas froid. Sinon elle aurait déjà croisé ses bras et les aurait agités pour se réchauffer. C'est dingue mais, même si on ne sait que très peu de choses l'un sur l'autre, même si ça fait environ cinq ans qu'on ne s'est pas vus, j'ai l'impression de la connaitre par cœur. De connaitre ses attitudes sur le bout des doigts, comme si je ne l'avais jamais quittée, depuis tout ce temps. Comme à cet instant. Je sais que, si elle bouge ses jambes ainsi, ce n'est pas anodin. Elle doit probablement se sentir mal à l'aise, ou ne pas aprécier ce que je viens de lui dire. Bien qu'elle ne veuille surtout pas le montrer.

Elle se cache justement derrière son sourire narquois, hautain.


Je hoche la tête en souriant, pour remercier sa remarque, du même air hypocrite qu'elle vient d'utiliser. Puis elle passe son index au coin de ses lèvres, affirmant que le fameux "Aaron" pourrait l'aider à le retirer, le "chocolat". Pardon ? Que face-de-notaire et son air psychorigide s'approche d'Indi, pour quoi que ce soit d'ailleurs ? La bonne blague. C'est pourtant sûrement arrivé, puisqu'ils sont mariés. Mariés. Ce mot résonne encore dans ma tête. J'ai du mal à m'y faire, à vrai dire. Et le fait qu'elle l'utilise pour me rendre jaloux, me fait bouillir. Je serre inconsciemment la mâchoire.

Faut que je me calme. C'est trop facile pour elle, sinon. J'inspire un bon coup, tâtant d'une main ma poche de jean pour récupérer une clope. Mais non ! Ça aussi, il faut que je maitrise. Sinon je vais en avaler deux bouffées et elle finira d'une pichenette dans le caniveau, subissant le même sort que la première.

Troisième et dernier point à contrôler : la volonté de m'approcher de la demoiselle juste en face de moi. C'est certainement le plus difficile à retenir. Je tente de sourire pour l'agacer à nouveau, mais je n'y parviens pas. Je la regarde simplement, d'un ton neutre mais dur.

- Il t'en reste un peu, là.

Je tends le bras dans sa direction, sans pour autant me rapprocher, puis passe délicatement le pouce sur une de ses commissures.

Suite à mon pseudo compliment, Keith sourit, toujours aussi hypocritement, sinon c'est pas drôle. Depuis tout à l'heure, ce n'est que ça, de toute façon. De l'hypocrisie. Il n'y a qu'au début, où c'était sincère. Maintenant, faut pas rêver, ce n'est presque que ça, avec nous. Presque. On est seulement très rarement honnêtes entre nous. Surtout pendant les 'retrouvailles'. Surtout que celle-là. On ne s'est pas vus depuis trop longtemps. Alors forcément, ça va être le festival.

Je vois qu'à la suite de ma réponse, Keith perd son sourire. Haha. Bingo, mon chéri. Je t'ai eu. Je souris un peu plus, croisant les bras. C'est trop bon de gagner. Et je le vois bien, qu'il est légèrement jaloux. Je le connais, je peux voir qu'il a serré les dents, sa mâchoire s'est contractée. Et généralement, il fait ça lorsqu'il veut se contrôler. Donc il est forcément énervé. Il est jaloux d'Aaron. Donc ça veut dire que je ne suis pas la seule. Je suis pas la seule qui ait besoin de lui. Ça fait du bien de le savoir. Je me sens moins seule d'un coup. Et ça me fait plaisir, en même temps. Je souris un peu plus, mais pas aussi hypocritement. Mais pas trop sincère non plus le sourire, ça va paraître louche sinon.

"Il t'en reste un peu, là."

Son ton est sec, dur. Il a vraiment pas apprécié, apparemment. En même temps, Indi, tu crois que tu aimerais qu'il te dise que sa copine pourrait l'aider à essuyer quelque chose qu'il a sur la lèvre ? Je l'égorge, sa censuré. Indiana ! Quoi ? Je peux pas la voir, c'est pas ma faute. Tu l'as jamais vu, Indi ! Non, mais je l'aime pas, c'est tout. Y a pas à tortiller, je peux pas la blairer. Mais... Non, y a pas de mais qui tiennent.

Il tend la main vers moi et essuie doucement cette tâche imaginaire au coin de mes lèvres. Un frisson. Mes doigts s'appuient un peu plus sur mon bras droit, avant que je ne les décroisent. L'une de mes mains vient chercher la sienne, mes doigts passent inconsciemment entre les siens. Mafh. Doucement Indi, t'es en terre non-protégée, mollo.

Facile à dire, quand t'es face au mec que t'as désiré pendant 5 longues années. Facile à dire mais difficile à faire. Je peux pas, je peux pas résister à ça. Non. Je me retiens trop, ça commence à faire un peu trop, là, alors y a des trucs qui m'échappent. C'est humain. Je me mords les lèvres, essayant de respirer plus calmement que maintenant. Respirons, ce n'est rien.

- Je pense que tu ne réussiras pas à l'enlever comme ça, Keith.

Je m'avance un peu, juste un peu. Je veux le sentir plus près. Juste une fois, une pauvre fois bordel. Aller Keith. Je t'en supplie. Vas y. Indiana, t'es pas seule, y a des gens autour de vous, tu peux pas faire n'importe quoi. Deux secondes, deux secondes, laisse moi deux pauvres petites secondes, je t'en supplie, ça mettra pas longtemps, je te jure. J'en ai besoin, là, maintenante tout de suite. Je résisterai pas plus longtemps.

Suite à ma remarque, Indiana attrape discrètement ma main et enlace ses doigts entre les miens. Il se passe "quelque chose". Une sorte de décharge qui commence aux ongles, puis qui remonte rapidement le long de mon bras, et qui me traverse alors toute la colonne. C'est comme des retrouvailles, plus sincères, plus "concrètes" que celles déjà entamées. Alors ? On fait quoi maintenant ? On continue à se retenir, on reste là, plantés l'un devant l'autre ? Ou on lâche enfin les rennes et on accepte enfin de s'avouer qu'on s'est mutuellement manqués, et qu'on n'attends qu'une chose : retrouver ce bon vieux temps, ces intenses émotions, bref, ce qu'on a vécu ensemble ?

Indiana, elle, se mord les lèvres. Je sens ses battements de cœur s'accélerer : elle respire plus profondément. Je ne suis pas en reste. Et c'est normal, depuis le temps que j'attends cet instant !

Elle s'approche, juste un peu. Juste un peu, mais c'est suffisant, pour retrouver cette proximité que j'aime et je déteste tant.


Je sais très bien ce qu'elle entend par sa remarque. C'est assez évident. Je regarde machinalement à ma droite, puis à ma gauche, histoire de vérifier qu'il n'y ait personne que je connaisse. Si ça se trouve, Aly est réveillée, elle se promène maintenant dans les rues de Manhattan avec ses amis ; ou alors je pourrais également croiser nos amis en commun qui pourraient nous voir. Mais bon, qu'on se le dise, je m'en fous complètement. Je me fous de savoir que quelqu'un puisse me reconnaitre, me voir avec Indiana. Certes je me sentirais mal face à Alyssa, mais je ne la considère pas vraiment comme ma propriété, alors je refuse d'être la sienne. Par conséquent, je peux m'afficher aux côtés de qui je veux, malgré sa possessivité. De toute manière, à cette heure ci, elle est certainement encore écrasée sur le lit de notre chambre de motel.

Je m'approche à mon tour. Juste un peu, pas trop. Juste ce qu'il faut. Je fais faussement mine de ne pas comprendre sa remarque.

- C'est dommage, va bien falloir l'enlever pourtant, non ?, je demande, le sourire en coin, les yeux dans les yeux. Comment tu comptes faire, alors ?

Et hop, je m'approche encore un peu, presque nez à nez avec Indiana. C'est tellement bon de la retrouver aussi près, c'est une sensation que l'on ne peut comprendre que quand on a eu la chance de la vivre, ne serait-ce qu'une fois. Et quand on l'a vécue une fois, elle devient inoubliable.

Keith s'approche un peu plus. Plus je le vois, je le sens s'approcher, plus j'ai envie d'oublier que je suis mariée. Mariée à un homme que je n'apprécie pas tellement, mais qui, lui, m'aime réellement. Je devrais pas, non, avec ce que je lui ai promis. Fidélité, entre autre. C'est bon, toi, on a pas besoin de ton nez dans mes affaires, nos affaires, j'suis assez grande. Et j'suis totalement consciente de ce que je fais, et de ce que je risque, aussi. Mais merde. Tant pis. Je le veux, je l'aurai.

Il prend alors son air de 'je n'ai pas du tout compris de quoi tu veux parler', avec son sourire en coin, et ses putains d'yeux bleus plantés dans les miens. Il sait très bien de quoi je parle, il n'est pas bête, il veut seulement me faire patienter, très certainement. Ne t'inquiète pas, mon chéri, on aura droit à un coup chacun, histoire que ça soit équilibré. Sinon c'est de la triche, tu comprends j'espère. Ouioui. Je t'ai pas sonnée, toi.

"C'est dommage, va bien falloir l'enlever pourtant, non ? Comment tu comptes faire, alors ?"

Il s'approche encore un peu, vraiment tout près maintenant, étant donné que nos nez se touchent presque. Frisson. J'en reviens pas. Keith, devant moi après 5 ans sans se voir. Aussi proche de moi... Y a quasiment de quoi devenir folle, je vois jure.

Et puis. Et puis, comment est-ce que je compte faire ? Oh, c'est une bien bonne question. Je crois que tu vas pouvoir m'aider, Keith. Aucune personne n'y arrivera à part toi. Et c'est très certainement mieux ainsi. Aller, respirons. Il n'est pas au maximum encore.

- Je sais pas trop... Je pense que je vais avoir besoin de ton aide, Keith. Si tu veux bien m'aider, bien entendu..., je murmure sans le lâcher des yeux.

Je m'approche encore de lui, je fais le dernier pas pour n'avoir que quelques millimètres à franchir pour la suite. Je dépose un baiser sur sa joue. Ou plutôt au coin de ses lèvres. Un frisson. Putain de frisson de merde. C'est dingue quand même. Ça faisait 5 ans sans lui, où j'ai dû me débrouiller toute seule. Mais là, j'ai franchement la très très grande impression que je ne l'ai jamais quitté, et qu'on se voit simplement dans la rue, et qu'on 'fête' ça. Rien n'est parti, les sensations, les frissons, la haine, l'amour, l'attirance, la passion sont toujours là, ils n'ont jamais disparu. Ils dormaient plus ou moins, mais ils ont été étrangement réveillés on ne sait pas pourquoi. Oh bordel.

- Tu es le seul capable de m'aider, quel dommage...

J'effleure une dernière fois ses lèvres. Aller, à toi maintenant, Keith. Et vite.

Si je veux, tu rigoles ? Évidemment que je veux bien, ça fait tellement longtemps que je l'attends ! Tu n'imagines même pas à quel point. Et tu ne le sauras jamais concrètement, puisque je ne te l'avouerai jamais explicitement.

Elle s'approche alors encore un peu plus de moi. On était déjà tout près l'un de l'autre, mais son nouveau pas permet désormais à nos visages de s'effleurer. Un frisson me parcourt, lorsqu'elle m'embrasse au coin des lèvres. On est tellement près l'un de l'autre, qu'il me suffirait d'avancer ma tête d'une poignée de millimètres à peine pour pouvoir enfin assouvir cette pulsion ardente, qui me brûle depuis bien trop longtemps. J'ai l'impression de retourner plusieurs années en arrière et de retrouver cette Indi jolie qui m'a tant manqué.


Elle effleure alors à nouveau mes lèvres. Je ne tiens plus. Mais qui le pourrait ? Personne. Même avec toute la volonté du monde, personne. Personne ne peut retenir une telle attirance. Je souris, le plus sincèrement possible cette fois-ci.

- Et en quoi c'est dommage ?, je demande.

Je ne lui laisse même pas le temps de répondre à ma question. Une réponse me semblerait presque inutile, à cet instant. N'importe quelle parole, d'ailleurs. Je détache mes doigts des siens, et viens attraper le visage d'Indiana à deux mains. Me soumettant le premier à la tentation, j'accepte de "perdre", et l'embrasse enfin. Mais la défaite est tellement bonne que je l'accepte volontiers. C'est une explosion de sensations, qui se mélangent, se disputent, et s'allient entre mon corps et mon esprit, pour n'en former qu'une seule, qui m'arrache une décharge me traversant os, muscles, et organes. Et cette si longue attente endurée ne fait que décupler cette sensation.

Tout va si vite. On vient à peine de se revoir, et on retrouve déjà cette étrange relation, basée sur une attirance aussi inexplicable qu'insoutenable. On aurait pu laisser le suspense et le doute planer un peu plus longtemps encore, mais quelle aurait été l'utilité ? On en avait envie, l'un comme l'autre, ça ne fait désormais absolument aucun doute. Alors ce suspense inutile, on le fout à la poubelle et on shoote cordialement dedans. Il a déjà bien assez été présent, tout comme l'attente. Arrivé à ce niveau, après plusieurs années à attendre de retrouver tout ça, je finissais presque par compter les minutes, voire les secondes. Et croyez-moi, deux minutes supplémentaires, dans cette position, auraient été parfaitement insoutenables.

Je sens Keith frissonner lorsque je l'embrasse au coin des lèvres. Visiblement, et ce n'est pas la première fois que je m'en rends compte depuis qu'on s'est revu, je ne suis pas la seule à qui ça a manqué, même un petit peu. Et ça fait du bien de savoir que ce n'est peut-être pas totalement à sens unique, après tout ce qu'on a enduré pendant cinq longues années de manque. Toutes ses pauvres choses que j'ai faites pour le revoir n'ont franchement servies à rien, mais le principal, là, maintenant, tout de suite, c'est qu'il soit en face de moi, aussi près de moi, et que tout ça recommence. Et que plus jamais ça ne s'arrête.

"Et en quoi c'est dommage ?" me demande-t-il avec son plus beau sourire.

Je tremble presque de lui dire de fermer sa gueule une fois pour toutes, mais il ne m'en laisse pas le temps. Et croyez-moi, c'est franchement pas plus mal. Ouais, c'est vraiment mieux ainsi.

Ses doigts lâchent les miens, et il vient prendre mon visage entre ses mains, tandis que l'une des miennes glisse dans son cou, l'autre restant bien sagement posée sur son torse. Il franchit les derniers millimètres et m'embrasse, enfin. Je ne prends même pas ça pour une victoire, à vrai dire. Non, parce que c'était insoutenable, de rester aussi proche l'un de l'autre, les yeux dans les yeux. Donc non, ce n'est pas une victoire. On oublie un instant seulement ce jeu là.

J'ai l'impression d'avoir été projetée en arrière, que tout tremble à l'intérieur et autour de moi. C'est atrocement bon et délicieusement horrible. C'est mieux et pire que tout. C'est... Inexplicable. C'est comme si j'étais secouée. Et tout revient encore plus fort. Haine, amour, passion, ignorance, attirance. Tout y est. Tout y est et ça fait du bien. Depuis le temps que je les cherche, je les trouve enfin. Et il n'y a qu'avec lui que c'est comme ça. Il n'y a que lui qui me fait cet effet là, et c'est pas faute d'avoir chercher de pareilles sensations ailleurs. Non, ce que je ressens avec Keith est unique, et personne ne lui arrive à la cheville, personne.

Il m'a terriblement manqué. Et ce que je ressens en ce moment même ne fait que confirmer cela. Et jamais plus, jamais, je ne veux le quitter. Jamais. C'est trop douloureux. Et puis maintenant qu'elle y a regoûté, elle voudra infiniment le revoir. Et j'espère seulement qu'il ressent aussi ce truc inexplicable qui se produit à cet instant. Mais le contraire m'étonnerait. Ce sont nos retrouvailles, nos vraies retrouvailles. C'est comme notre manière de se dire qu'on s'est manqués. Horriblement.

Et la première fois où Keith m'a embrassée me revient à l'esprit. Si je me souviens bien, c'est après qu'on se soit enfuis de la première rue, celle où il y avait les dealers. On s'était engueulés, pour changer, et je m'étais approchée pour lui cracher un beau 'va te faire foutre' il me semble. J'étais trop près, probablement. Et ses lèvres ont rencontré les miennes. C'est là que tout à doucement commencé, tout. J'avais attendu un peu, avant de m'écarter et de le gifler. Il m'avait reproché d'être de mauvaise foi. Et finalement, j'étais revenue vers lui. Comme à chaque fois.

Je détache mes lèvres des siennes, ma main auparavant dans son cou glissant au même niveau que l'autre, sur son torse. Je m'approche encore de lui, le poussant doucement contre le mur qu'il a quitté il n'y a pas longtemps.

- Finalement, tu m'as peut-être un peu manqué.

Mes lèvres effleurent les siennes, doucement, finissant par y déposer un tout simple baiser.

C'est tellement dingue. Je réalise à peine, en fait. Que cet instant soit enfin arrivé. Que je retrouve Indiana, et tous les effets qu'elle me fait et qui ont rendu toutes ces années interminables. C'est tellement agréable, et en même temps tellement destructeur. Je sais pertinemment que, maintenant qu'on s'est retrouvés comme avant, tout sera différent. Tellement différent.

Et maintenant, alors ? Qu'est-ce qu'on va faire ? Elle va divorcer de son multimillionaire de mari, moi je vais quitter Alyssa ? Et puis on vivra tous les deux, soit dans la misère, soit dans un bel apparement, payé par ses soins ? Et puis on sera heureux parce qu'on se sera retrouvés ? Ben non. Non, non, et non. C'est n'importe quoi. Déjà, parce qu'on n'est pas heureux ensemble. On ne s'amuse pas, ensemble. On s'engueule, on se crache à la face, on peut même se frapper. En gros, on se fait du mal. Est-ce que c'est ce qui rend les gens heureux, la violence ? Non. Mais pour autant, il me semble totalement inconcevable, maintenant que je la revois aujourd'hui, de vivre sans elle.

J'était persuadé, avant ce jour, que si je la retrouvais, ma vie serait tellement plus légère. C'était sans compter toutes ces merdes qui arrivent autour. Maintenant je me dis surtout que ce sera bien plus compliqué désormais. Elle refusera de quitter son mari, et moi je devrai me coltiner la possessivité d'Aly. Alors comment on va gérer tout ça ?

Indiana descend la main, qu'elle avait posée dans mon cou, sur mon torse, rejoignant de ce fait la première. Puis elle me repousse légèrement, mon dos heurtant doucement le mur que je venais de quitter. Je garde encore mon sourire, profitant de ces derniers moments sans s'arracher l'esprit à penser aux conséquences.


Comme si elle ne voulait pas me l'avouer, ni se l'avouer. Et elle confirme son propos en m'embrassant simplement une deuxième fois. Mais toi aussi, toi aussi Indiana, tu m'as manqué. Terriblement. Atrocement. Monstrueusement. Je souris un peu plus.

- Toi aussi, peut être juste un peu, je lâche, sur le même ton, tout bas, en plongeant un instant mes yeux dans les siens.

Mes mains quittent son visage pour caresser ses cheveux. Puis elles retombent mollent le long de mon corps, quand l'état de la situation me revient comme un boomerang en pleine face. Je lâche la demoiselle du regard, baissant la tête vers mes chaussures pendant une poignée de secondes, la mâchoire fermement serrée.

- Et maintenant... ?, je demande en relevant la tête, sur un air bien plus grave.

"Toi aussi, peut être juste un peu." reprend-il tout bas, son regard rencontrant encore une fois le mien.

Les mains de Keith viennent un instant caresser mes boucles brunes avant de retomber le long de son corps, sans prévenir. Ses yeux ont quitté les miens, regardant maintenant le bout de ses pieds pendant un petit moment, tandis qu'il serre les dents. Il relève la tête, ayant perdu son sourire, et me demandant un bel 'Et maintenant ?' bien sérieux.

Ofh. Je recule, croisant de nouveau les bras. La question qui tue tout, celle à laquelle tu sais jamais quoi répondre, et qui emmerde le peuple tellement souvent qu'on devrait la bannir de notre vocabulaire. 'Et maintenant ?'. Et maintenant. Ouais, c'est une bonne question, 'Et maintenant ?'. Une bonne question dont je n'ai pas la réponse. Et j'ai même pas une pauvre idée, en fait. Enfin si. J'ai des idées. Des idées irréalisables et complètement folles. Je ne compte pas quitter Aaron, encore moins divorcer. Car oui, c'est moche à dire et ça fait vraiment poule mais, sans lui, je n'aurais pas tout ce que j'ai. Et je me suis un peu trop habituée à la vie de luxe, maintenant. J'ai beau avoir un métier qui rapporte bien, Aaron gagne bien plus que moi. Et j'ai besoin de lui pour vivre comme je vis en ce moment. Sans lui, ce ne serait pas pareil. Et puis, de toute façon, je ne pourrais pas vivre avec Keith, c'est un coup à ce qu'on détruise New-York en entier. On ne s'entendait pas, on ne s'entend pas, et on ne s'entendra jamais. Et pourtant, on a besoin de l'autre comme personne, comme si on en avait besoin pour vivre. C'est ça, en fait, le truc bizarre de cette relation, de ce lien. C'est pas possible de l'expliquer, c'est inexplicable. C'est incompréhensible. La preuve, moi non plus j'y comprends rien, et pourtant, j'ai bien la tête dedans. Mais non, je ne comprends toujours pas ce qui se passe entre nous. C'est étrange.

Donc qu'est-ce que je lui réponds, moi ? 'Oh ben tu vois, je compte pas me séparer d'Aaron car il me soutient quand même bien financièrement, mais on pourrait continuer à se voir, même si tu gardes ta salope de bas étage, tu comprends ?' Non mais je vais pas lui dire ça. Mais qu'est-ce que je peux lui dire ? 'Bon, écoute, c'était sympa de te revoir, mais on peut pas continuer, c'est franchement pas possible. J'ai un mari, t'as une traînée, voilà voilà.' Non, ça non plus, car c'est bien la dernière chose que je voudrais faire. Plutôt crever que devoir supporter son absence encore. Non. Alors, qu'est-ce que je lui dis, bon sang ? Je m'enfuis, comme je sais si bien le faire ? Non, impossible, parce que je ne suis pas sûre de le revoir après. C'était pas comme avant. Avant on fréquentait la même université, on était sûrs de se revoir. Maintenant, c'est pas le cas. Enamor, ça avait beau être immense, c'est pas aussi grand que Manhattan. Donc autant dire que si je le perds, si je le cherche de nouveau, c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Une très très grosse botte de foin.

Et je sais toujours pas quoi lui dire. C'est clair, net, précis et indiscutable, je ne vais pas pouvoir encore me passer de ses mains, ses lèvres, son corps, lui tout entier. Donc, si on englobe tout ça dans quelques mots qui m'arrache l'esprit bien que j'y pense de plus en plus, je compte recommencer ce jeu malsain avec Keith tout en gardant Aaron. En gros, c'est de la tromperie pure et dure, claire et simple. Et y a rien d'autre qui puisse m'aider, là, tout de suite maintenant.

- Je sais pas. Je peux pas quitter Aaron.

Mais je peux pas me passer de toi. Jamais, jamais, jamais. Mais ça, je ne te le dirai jamais en face, c'est pas mon genre. Surtout que tu dois parfaitement le savoir. Les frissons qui m'ont parcourue de haut en bas ne mentent pas, j'ai besoin de toi comme d'oxygène, comme un drogué comme toi à besoin de son extasy, son héroïne, ou je ne sais quelle autre mauvaise chose. C'est simple, je peux pas me passer de toi. Donc y a vraiment qu'une seule solution. Et je l'ai déjà énoncée.

- Et j'suppose que tu veux pas quitter ta sal... Alyssa.

Quelle belle maîtrise, Indi. Ouais, t'as vu, à quelques lettres près et ça sortait vite fait bien fait. Mais j'allais pas l'insulter encore, "faut pas", a dit Keith. Mais j'avoue qu'appeler cette censuré par son prénom m'a brûlé la gorge, et même pire, m'a arraché les cordes vocales et m'a broyée toute entière, mais sinon j'ai réussi, tout va bien dans le meilleur des mondes.