Je longe le mur, prenant bien soin de ne pas faire de bruit, bien que je doute du bruit que puissent faire des baskets. Il fait nuit, et la lumière de la lune qui passe à travers la fenêtre éclaire à peine le couloir. Non, je ne suis pas venue voler quelque chose, même avec mon air de grosse connasse rebelle, je ne suis pas une voleuse. T'es drôle, toi, quand on sait que t'as braqué une vingtaine de banques. J'étais mal, à ce moment là, et facilement influençable. J'l'ai jamais voulu, on m'y a entraînée, on m'a incitée à le faire. Et puis c'est du passé, merde, on y pense plus, c'est à cause de ça que je suis ici. Et aussi, en partie, que j'ai changé de nom. C'est tout, stop.

Arrivée devant la porte de la salle de musique, j'appuie sur la poignée. Fermée, comme prévu. Je détache l'épingle qui servait à "raccommoder" mon haut. J'explique : je porte un tee-shirt vachement ouvert, on va dire, et j'ai croisé un prof dans les couloirs ce matin, et il m'a fait remarqué que je devais me rhabiller, et il m'a filé une épingle. Tu parles, il a bien louché dans mon décolleté, le connard. Donc bon, je m'en sers maintenant. Et visiblement, ça fonctionne bien. J'ouvre la porte, puis entre, la refermant derrière moi. J'allume les spots de la scène. Ils feront moins de lumière que les néons.

J'avance vers le piano, puis m'assois. Je souffle. Là c'est se mettre à découvert. C'est redevenir Sofia. Il suffit que j'y touche et je me transforme. J'ai rien à craindre ici, surtout à cette heure là, mais ça me fait toujours peur. Car on laisse tomber le masque. Donc on peut facilement t'embrocher. Un peu trop facilement. Et c'est ça aussi qui me fait peur. J'ai encore envie qu'on me prenne pour la méchante, ça a quelque chose de réconfortant. On ne risque pas de t'approcher, de te faire chier, donc c'est cool. Mais c'est aussi complètement con, parce que t'as besoin que d'une seule chose, c'est d'aide, d'attention, d'amour et d'affection. Mais tu te butes à te cacher, alors on te laisse dans ta merde sans le savoir. Et tu souffres encore. Mais tu l'as choisi, alors faut pas te plaindre, c'est tout.

J'ai une chanson en tête, une seule. Depuis longtemps, très longtemps. Enfin, pas tellement. Un an, en fait. Mais c'est celle qui représente le plus ce que je ressens. C'est con, mais je l'aime comme je la déteste, c'te chanson. Je l'aime parce que je peux extérioriser ce que je pense, mais je la déteste aussi parce qu'elle me rend fragile, et que j'ai horreur de paraître fragile. Elle me fait pleurer. J'ai horreur de pleurer, je trouve ça humiliant.

Mes doigts commencent à courir sur le clavier, la mélodie se fait entendre, commence à résonner dans la pièce, j'inspire un coup. Et c'est parti. Pas Toi, Pas Toi de Jean-Jacques Goldman. Mon accent finlandais jure, j'ai horreur de ça.

Je perçois faiblement la porte qui s'ouvre, je me bloque, mes doigts dévient et je nique une note. Putain. Et pas cette chanson. Mais qui c'est qui peut venir à cette heure là, ici ? Me dis pas qu'c'est un veilleur ou je sais pas trop quoi, sinon je pète un câble et je peux dire adieu à mes venues nocturnes. Je me retourne, hésitante, et remarque alors une blonde. Ok. Qui c'est, elle ? Pourquoi elle est là ? Attends. Elle m'a entendue chanter. Elle m'a entendue chanter LA chanson. Celle que je suis, celle que personne doit entendre, surtout pas venant de moi, non, personne ne doit m'entendre chanter ça, c'est impossible. Puisque cette chanson, c'est Sofia, pas moi, enfin pas Shay. Et, je... Non, non, personne ne doit m'entendre chanter là.

- T'es qui ? Tu m'as entendue ? Qu'est-ce tu fous là à cette heure-ci ?

Wowowowo, on se calme, Shay, elle va pas te bouffer. Elle a vu Sofia, tu peux pas comprendre, putain ! Mais si, mais si, et t'es mal placée pour lui demander ce qu'elle fout là, ma petite. Je te signale que t'as pas plus le droit de venir ici qu'elle, surtout toi, vu que tu fous rien en cours. Donc faut pas poser cette question là, ma pauvre. Ouais, ça va, ça va, c'est bon.

- Pardon, excuse. Entre et ferme la porte, steuplait, j'ai pas envie qu'on nous repère ou quoi. J'suis Shay.

La fille s'exécute, entrant puis fermant la porte derrière elle. T'es con, Shay, t'aurais dû lui dire de dégager, elle t'a entendue chanter ! Et puis non, c'est pas ça le pire, le pire c'est qu'elle t'ait entendue chanter La chanson, celle qui te représente, enfin plutôt celle qui te tient à coeur, je sais pas comment tu l'appelles, bref. Elle t'a entendue chanter Pas Toi, alors que d'habitude tu nous fais de la pop ou du rock. Non, Shay, les ballades romantiques c'est normalement pas ton registre, et cette nana t'a entendue ! C'est bon, ça va, je sais, je sais, j'ai compris ! Tu crois pas que ça me gêne, moi aussi ?

La blonde s'avance vers le piano. Assise correctement depuis le début, je me redresse pour pouvoir m'asseoir en tailleur sur la banquette. On laisse tomber Sofia, Shay doit revenir. Et elle a d'ailleurs envie de s'en griller une. Alors je me lève et m'avance vers la fenêtre de derrière, de là, personne ne nous voit de l'extérieur. J'avoue, je n'ai pas l'habitude de fumer les fenêtres ouvertes, je préfère empoisonner mon monde mais aujourd'hui, âme charitable que je suis, je vais être sympa. En plus, faudrait pas que demain, on détecte une odeur de cigarette, bien qu'à mon avis, je dois pas être la seule à fumer ici.

Je tire le rideau et ouvre la fenêtre, alors que la fille se présente « Je suis Céleste. », ajoutant qu'elle est désolée et que je chante magnifiquement bien cette chanson. Je me tourne vers elle, haussant les épaules.

- Merci Céleste, et pis t'inquiète pas. Ça te gêne si je fume ?

Je demande simplement comme ça, parce que, de toute façon, que ça la gêne ou pas, j'vais le faire, surtout qu'en plus, j'ai fait l'effort d'ouvrir la fenêtre, alors normalement ça ne la gêne pas. D'ailleurs, je n'attends qu'à peine sa réponse pour sortir une clope de mon paquet et l'allumer. Faudra peut-être retourner en acheter. Certes, je dois avoir un peu d'herbe cachée quelque part, mais disons que ça fait pas t'à fait le même effet, si vous voyez ce que je veux dire.

Je m'appuie contre le mur, et recrache ma fumée à l'extérieur, prenant en même temps le soin de garder ma clope dehors aussi. Ah ce qu'on fait pas quand on est bon, tsuh. Je me tourne de nouveau vers Céleste. Après tout, elle fume peut-être aussi. Quoique. Elle a une tête de sainte, dans le genre j'ai jamais touché ni à la clope, ni à Marie-Jeanne et ses acolytes, ni à l'alcool et j'ai pas encore couché. Mais faut toujours se méfier des apparences, si ça se trouve c'est une vraie salope. Ouais, non, peut-être pas quand même. Mais bon, elle a l'air sympa. Attends. Shay Marshall a dit "elle a l'air sympa" ? Oh ta gueule toi là-haut.

- Qu'est-ce tu fais à la salle à une heure aussi tardive, tu sais que c'est défendu ?

Je m'avance vers la fenêtre, tirant un coup sur ma cigarette, attendant la réponse de Boucle d'Or.

« Merci Céleste, et pis t'inquiète pas. Ça te gêne si je fume ? »

Okay, une fumeuse, j'aime pas ça, m'enfin bref, chacun se pourrit les poumons comme il veut. Je n'eus pas le temps de répliquer, que la jeune femme commença à fumer. Bon, pas de problèmes. Ca me dérange pas trop, à vrai dire, mes parents fumaient, donc. Bref, j'étais quand même soulagée que la jeune femme s'était détendue. En revanche, ce qui me perturbait, c'est qu'elle, ne m'avait pas dit son prénom.. Tant pis.

J'observais la pièce, faiblement illuminée. Il y avait de nombreux pianos, des photos de nombreux élèves qui avaient marqués le groupe des musiciens. La jeune fille adossée contre le mur entrain de déguster sa cigarette, m'aborda ensuite. Mais elle se déplaça en me parlant.

« Qu'est-ce tu fais à la salle à une heure aussi tardive, tu sais que c'est défendu ? »

Je le savais très bien, mais je m'en foutais. Voyez, ma passion me dépasse. Je ne suis pas du genre à enfreindre les règles par plaisir. Mais pour de très bonnes raisons. Je regardais la jeune femme, et répondis d'un ton amical.

« Oui, je le sais très bien. Et bien, je venais chanter.. la chanson que t'étais entrain de chanter. Et toi, tu viens souvent chanter pendant la nuit, on va dire? »

que je me sente un peu moins seule.

Je souffle ma fumée à l'extérieur, reprenant vite fait une latte pour répéter le même geste, tout en gardant un oeil sur la blondinette. Alors elle a peut-être une tête de sainte-nitouche, mais elle a l'air de se ficher totalement du fait qu'elle ne devrait pas être là. C'est ça, peut-être, qui fait que je ne lui crache pas à la gueule comme je l'aurais fait d'habitude. Parce que c'est une fausse sainte. Et que, au passage, elle m'a entendue chanter la chanson qu'il ne fallait que personne n'entende. Mais bon, ç'aurait été une petite poulette fragile je l'aurais quand même engueulée, elle n'aurait pas eu le courage de me balancer, de toute façon. Par contre, elle, j'en suis pas franchement sûre, donc c'est pour ça que je m'abstiens. Difficilement, mais je m'abstiens.

« Oui, je le sais très bien. Et bien, je venais chanter.. la chanson que t'étais entrain de chanter. Et toi, tu viens souvent chanter pendant la nuit, on va dire? »

Je hausse un sourcil, alors que je recrache une dernière fois ma fumée à l'extérieur, balançant mon mégot plus loin après l'avoir écrasé sur le rebord de la fenêtre. Je referme rapidement la fenêtre et me tourne vers Céleste. Elle allait chanter Pas Toi ? Ma chanson ? C'est pas une chanson qu'on interprète à la volée, comme ça, simplement parce qu'elle est jolie et que c'est un classique de la musique française, non. On l'interprète parce qu'on la ressent, qu'on l'a vécue, qu'on sait ce qu'elle veut dire, et que ces paroles nous parlent, nous représentent, représentent ce qu'on a vécu, ce qu'on voudrait crier au monde entier, à l'être qui nous a fait tant de mal. Enfin c'est comme ça que moi je la vis, que je la chante, que je la vois, que je la ressens, et que je l'écoute. C'est tout.

- T'allais chanter cette chanson, vraiment ? Et puis ouais, je viens souvent. J'aime pas vraiment quand y a trop de monde, on est trop... A découvert.

Je hausse les épaules et tire le rideau, avant de venir me rasseoir en tailleur sur la banquette devant le piano, regardant Céleste.

Je regardais les moindres gestes de la jeune femme. Pas très intéressant, c'était la regarder entrain de fumer, et croiser quelques fois son regard. Mais le silence était là, et moi je ne savais pas trop quoi dire, car c'était un peu tendu à mon goût. Mais la jeune femme, répliquait, ce qui me soulagea et c'est ce qui pu engager la conversation.

« T'allais chanter cette chanson, vraiment ? Et puis ouais, je viens souvent. J'aime pas vraiment quand y a trop de monde, on est trop... A découvert. »

Oui, vraiment. Elle paraissait plutôt surprise de mon choix, ce qui me surprit aussi, en fait. Enfin, bref, on va pas s'attarder là-dessus. La jeune femme me répondit qu'elle venait souvent ici, pourtant il ne me semble ne jamais l'avoir croisée. M'enfin. Et, elle prétendait qu'elle n'aimait pas vraiment quand il y avait trop de monde. Personnellement, "à découvert" ne me dérangeait pas, car j'aimais bien montré aux autres ce que je n'arrivais pas à dire en temps normal. Mais, d'un côté, la timidité me dérangeait. Cette fille avait l'air d'être un cas, plutôt possédait-elle un caractère assez spécial et un passé pas très courant. Je n'en sais rien.. mais je perçois, juste ainsi.

« Oui, vraiment. Oui, je peux comprendre.. » disais-je gentiment.

Enfin, le fait de ne pas connaître son prénom me perturbait assez il fallait dire. A mon avis elle était contre de me le dire, mais moi.. j'y tenais. C'est d'un ton amical que j'aborda à nouveau la jeune fille.

« Au fait.. c'est quoi ton prénom? t'es pas obligée de me le dire, si t'y tiens.. »

Céleste comprend. Sauf que non, personne ne peut comprendre pourquoi je ne chante pas des chansons pareilles en public. Devant les gens je vais rapper, chanter de la pop commerciale, des trucs comme ça. Jamais j'irai chanter des ballades françaises. Et pourquoi ne peut-on pas comprendre ? Parce qu'on n'a pas vécu ce que moi j'ai vécu. L'abandon. C'est une chose horrible. Qui vous tue, vous brûle de l'intérieur, vous détruit, vous déchire les entrailles putain de merde. Ça vous massacre bordel. Mais vous devez vivre avec. Ou si vous êtes assez courageux, vous pouvez mourir avec. Sauf que j'ai pas été courageuse. Alors j'ai fait avec, j'ai changé, j'suis plus timide, bosseuse et appliquée, j'suis fainéante, je-m'en-foutiste et désagréable au possible. J'étais Sofia, je suis Shay. Tout est dit.

"Au fait... C'est quoi ton prénom ? T'es pas obligée de me le dire si t'y tiens..."

J'esquisse un sourire, jouant distraitement quelques notes au piano. Je trouve ça classe, qu'elle connaisse pas mon prénom, ça laisse une certaine part de mystère. Mais bon, on va quand même le lui dire, sinon c'est pas très cool. Tu t'assagis, c'est bien. Rêve pas toi, faut pas déconner, je reste Shay.

- Shay.

Je réajuste mon haut, qui tombe un peu trop, on voit d'ailleurs la moitié de mon soutif. C'est pas spécialement que ça me gêne moi, mais ça pourrait la gêner elle. Généralement j'ai pas trop de problèmes avec les mecs et les lesbiennes à ce niveau. Mais elle elle a pas la tête à être homo. Donc bon, on va éviter de l'embarrasser. Je suis vachement gentille moi aujourd'hui dis donc, je sais pas ce qui me prend. La lune doit probablement avoir de bons effets sur moi. Peut-être. Sûrement. Je sais pas.

- Et tu interprètes quoi sinon ? Que des chansons déprimantes ou des trucs genre...

Je me lève et m'approche d'une guitare, que j'attrape. Je vérifie si elle est bien accordée et commence les premières notes de Do Ya Thang de l'icône d'aujourd'hui, j'ai nommé la célèbre Rihanna.

- You the shit
Yeah, baby you the bomb
Middle of the day
Give me what I want
It feels so special
It feels so good
And he ain’t going no where even if he could
I got that ow, ow
You know what I’m talking about, 'bout
Make a nigga scream and shout, shout
Every time the lights go out, out
We out, out

You know that I'mma do whatever I'm not gon' leave
This kind of love don't come easy
Fuck what you think, babe
Promise we'll stay the same
Say that you stay right here for me

See I know you like being round chicks
And looking at her hips, and a little outfit
What can I say ?
That's what I love about you babe
Yeah I don't ask, cause I know you gon' lie
You're way too sexy to ever be shy
What can I say ?
That's what I love about you babe

J'achève le petit bout que je viens de chanter, regardant Céleste. Ok, j'ai pas commencé au début, mais on s'en fout, c'est un extrait.

- Ça ?