Je pose mon appareil photo sur mon lit, m'étirant. Il y a eu du soleil toute la journée, il n'y a plus un pet de neige, les bourgeons commencent doucement à venir, c'est magnifique. J'aime bien prendre la nature en photo, y a pas meilleur modèle. Au moins, t'es sûr qu'elle est belle et bien gaulée, tu ne peux rien lui reprocher. C'est beaucoup plus simple que de prendre des mecs et des nanas en photo. En plus, c'est dix fois moins chiant. Pas de caprice de diva. Et c'est mieux comme ça.

Je m'assois au bord du matelas, changeant de chaussures pour opter pour des talons hauts noirs. Je laisse rapidement mon sweat tomber, attrapant une veste en cuir noir. J'observe rapidement mon reflet dans le miroir. Top gris, jeans, chaussures et veste noirs. Parfait. On ne me remarquera pas comme ça. De toute façon, le rose c'est franchement pas pour moi. J'aime les couleurs sombres, c'pas nouveau.

Je chope mon téléphone et mon portefeuille avant de passer la porte, dévalant les escaliers avant de sortir du bâtiment des internats, traversant la cour pour sortir de l'université. Je sors un peu, j'en ai définitivement marre de rester enfermée là-dedans, j'en peux plus. D'ailleurs, j'ai pas recroisé Keith depuis... Depuis la fameuse soirée. A croire qu'il a disparu. T'as tout fait pour l'éviter, Indi. Ah ? Ouais. Ah tant pis. C'est pas grave. Et je pense que c'est mieux comme ça. Je sais pas quelle serait ma réaction si je le croisais, après ce qu'il s'est passé. Non je sais vraiment pas.


Je rentre dans un bar, regardant le monde autour de moi. Je le connais lui, j'suis sûre d'y être déjà entrée. T'es entrée dans tellement de bars, Indi... Pas faux. Faut que t'arrêtes avec l'alcool. Je vais juste boire un ou deux verres, je compte pas me saouler. Je sais comment ça finit, alors... Ouais, t'as pas envie de te faire un autre mec bourré, c'est ça ? La ferme. J'étais pas saoule quand j'ai couché avec Keith. Pardon ? Ouais, désolée de te l'apprendre, mais je redevenais un peu plus sobre à chaque seconde.  T'étais dans ton état normal. T'étais sobre. Impossible. Ah si si, je te jure. Tu étais sobre, tu étais... Elle va pas s'en remettre, dis donc.

Je m'avance vers le bar, une place venant de se libérer. Un mec qui vient de remballer correctement une nana. Malheureusement, j'ai pas entendu ce qu'il a dit. Tant pis. Bref. Je m'assois, tapant mes ongles sur le comptoir, commandant une vodka. Bien sèche. Indi, tu étais... Sobre, ouais, aller, on passe à autre chose.

Je me retourne en attendant mon verre, observant la salle. Au moins, on est pas paumés en plein milieu d'un bar rempli de débauchés, que ce soit pauvres types ou traînées. Au moins, on évitera la bagarre. Je me souviens encore que... Non, vaut mieux pas s'en souvenir. Faut essayer de le faire sortir de là une bonne fois pour toutes. Merde alors. J'te jure. A croire qu'il m'obsède et que... Woh. Il m'obsède. Dur à encaisser et...

"Meuf, t’es aussi belle qu’une morue pas fraiche, tu sais bébé il y a que la vérité qui blesse. Pourrais-tu enlever tes sales pattes de mon épaule ?"

Je tourne la tête vers le garçon qui vient de dire ça. Encore le même. La pauvre fille, c'est pas ce qu'on appelle un mec doué pour parler aux femmes, ça. Il a cet air supérieur qui donne envie de jeter des baffes. T'as le même air, Indiana, je te signale. Faux. Si. Même que Keith a cédé, la dernière fois, et la gifle est arrivée. Oh la ferme. De toute façon, il a l'air prétentieux. C'est n'importe quoi, parler comme ça aux gens. Et elle se laisse marcher sur les pieds, la nana. C'est n'importe quoi. Mais moi ça aurait fait belle lurette que je lui aurais collé une bonne baffe. Ouais enfin il est mignon et le gifler ne me plairait pas plus que ça... Indiana. Quoi ?

Je souffle, attrapant mon verre, j'avale le contenu d'un trait. Oh bordel de merde. Ça brûle. Ça arrache, moi qui croyait avoir l'habitude. J'avais oublié hu. C'est fort, hein ! Plus t'en bois, mieux ça passe en général. Je soupire. Oh ta gueule tiens. Je repose mon verre sur le comptoir, fixant les miroirs devant moi pour pouvoir regarder derrière sans me retourner. Pratique, dis donc.

"Pas mal !"

Je tourne brusquement la tête vers le jeune homme. Tiens, le même qui a insulté la fille. Alors j'aime pas vraiment ce genre de remarque, mignon. Loin de moi l'idée de paraître méchante mais je ne suis pas une de ces putes qui aiment ce genre de compliments. Je suis pas une bagnole, désolée de te le dire, mon pauvre. On me parle pas comme ça à moi.

- Pardon, c'est à moi que tu parles ?

Manquerait juste un "Ma jolie" et il tombe tout en bas de ma liste de "j'aime/j'aime pas". Je te jure. Les pauvres types on en croise tous les jours, certes, mais tout de même. Ça deviendrait presque une habitude, chez moi.

Il parle de moi, mais surtout de mon verre ? Hum, intéressant. J'esquisse un léger sourire alors qu'il se tourne vers moi. Il a une tête de gamin, je trouve. Un genre de gamin prétentieux mais avec une bouille adorable. Et qui, dans le fond, ne doit pas être si supérieur qu'il en a l'air. Ce n'est qu'un air, justement, qui cache bien d'autres choses, bien plus profondément enfouies, et qu'il n'a certainement pas envie qu'on découvre. Une souffrance sourde, qui l'emprisonne, qui l'attache à un horrible passé qu'il préférerait effacer pour toujours, car il le vit mal, et qu'il n'a jamais trouvé personne pour l'aider, pour comprendre ce qu'il subissait. Il est seul, alors il s'est forgé cette carapace qui le détruit en fait un peu plus chaque jour. Mais c'est ainsi, et il s'efforce de garder la tête haute et de regarder les gens comme il le fait, de se faire passer pour ce vilain mec qui insulte tout ce qui bouge. Pour qui tu parles, là, Indi ? Le mec ou toi ? Hein ? Laisse tomber. J'ai pas compris ! Si, tu m'as très bien comprise.

"C’est assez rare de voir une fille venir dans un bar pour boire seule."

Mon sourire s'étire un peu plus. Ouais, plus ou moins rare. Mais chez moi, c'est une habitude. Je viens rarement avec de la compagnie. Comprenez, si on vient avec quelqu'un, on vous aborde moins facilement, donc ça empêche de blablater avec d'autres gens. Attends. Quoi ? T'es devenue sociable, toi, maintenant ? Non, j'aime pas les gens. Alors je peux compter ça comme l'une de tes nombreuses sautes d'humeurs qui perturbent la plupart des gens et qui sont, au passage, totalement incompréhensibles ? Compte-le comme tu veux, je m'en fiche.

- Effectivement. Mais ça change de d'habitude, non ?

Je me lève pour m'approcher un peu plus de lui lorsqu'il m'adresse une réflexion qui me surprend un peu. Enfin, voyant comment il parle à la populace environnante, je ne pensais vraiment pas qu'il allait me dire une chose pareille.

"Tu dois me prendre pour un de ces gros machos... pense ce que tu veux."

Je hausse les sourcils. Non, franchement, je ne le croyais pas capable - du peu que j'ai vu - de dire un truc comme ça. Enfin, allez savoir, il s'en veut peut-être un peu d'avoir parlé à ces nanas comme ça et il se rattrape en étant plus sympa avec moi. On verra par la suite.

"Tu te prends pour qui de parler comme ça à ma copine ? D'où c’est une morue pas fraîche ?!
- Si je lui ai dit cela, c’est qu’elle voulait que je lui paye un verre. Tu devrais peut-être penser à la tenir en laisse avant qu’elle n’aille draguer tous les mecs qu’elle voit."

Je me tourne vers le mec qui vient de s'approcher pour commencer à presque agresser verbalement mon nouvel ami. Futur nouvel ami, plutôt. Tout ça parce que sa pauvre copine est certainement revenue en pleurant vers lui. Je soupire. Et les ennuis commencent. Et - bien sûr - je ne peux m'empêcher de l'ouvrir. Ce serait trop beau, pas vrai Indi ? Ouais.

- Ecoute, mon mignon, il est quoi... Je sais pas. Mais certainement pas l'heure de se bouffer le nez avec un inconnu que ta copine, d'ailleurs, à aborder alors qu'elle savait certainement qu'il fallait pas l'emmerder, vu les remarques qu'il a fait aux autres nanas. Maintenant, elle s'en mord les doigts. Bien fait pour elle.

T'as fumé le calumet de la paix avant de sortir en ville ou quoi ? T'es con. Ben non, excuse-moi, mais là, t'as même pas été agressive. C'est l'autre timbré qui t'as filé des trucs pas vraiment sain pour la santé, c'est ça ? Je te jure Indi, tu ne t'en approches plus !

Je souris au mec. J'ai l'air de l'agacer, enfin on a l'air de l'agacer. Ofh. De toute façon, j'agace tout le monde. En fait, ça, c'est le secret du sourire narquois d'Indi. Un sourire en coin, un léger haussement de sourcil. C'est ma marque de fabrique. Enfin bon. Apparemment le mec en face aurait très certainement voulu nous en coller une. Malheureusement pour lui, je crois qu'il n'aurait pas apprécié ce qu'il aurait eu en retour. Quel dommage de perdre une partie pareille, chez un garçon. Heureusement pour lui, cette fois-ci, le barman l'a prévenu. Je lui adresse un nouveau sourire avant de me tourner de nouveau vers le bar.

"Bien joué !"

Je souris un peu plus, avant que le garçon ne se présente : "Je suis Nika." Nika ? C'est franchement pas un prénom commun. Ça fait pas américain du tout non plus. C'est pas européen je pense. Je sais pas du tout de quelle origine il pourrait être. Et étant une quiche en "Écoute mon accent tu sauras d'où je viens" je ne peux même pas en déduire son pays d'origine en l'écoutant parler. En tout cas, il ne vient pas de là, c'est certain. Après, pour le reste, j'en ai franchement pas la moindre idée. Ce n'est donc pas à moi qu'il faut s'adresser pour ce genre de devinettes.

- Indiana, enchantée.

Tu parles. Tu dis que son prénom.n'est pas commun mais le tien ne l'est pas plus, excuse-moi. Ouais enfin le mien on le croise quand même plus souvent, étant donné qu'il est américain. Et qu'en plus, y a Indiana Jones. Ouais. La honte quand même. J'ai le même prénom qu'un mec qui joue dans un film d'aventure totalement pourri. Merci "maman", merci "papa". C'est vraiment trop aimable de votre part de m'aimer autant, vraiment.

Nika commande un autre verre, demandant de mettre les miens sur son compte. Ofh, non, ça va. J'ai assez de sous pour me payer quelques verres, ma famille n'est pas franchement fauchée à vrai dire. Mais bon, toujours est-il qu'il est galant et que j'apprécie le geste.

- Oh tu sais, je peux payer, mais merci. Dis, c'est original Nika, comme prénom, t'es pas d'ici, non ?

"T’inquiète, ça ne me dérange pas du tout. Non, je ne suis vraiment pas d’ici. Je suis d’origine Russe, je suis la depuis quelque jours. Et toi tu es plutôt Américaine ou je me trompe ?"

Bon, on va pas se mettre en désaccord pour quelques verres alors. Même si, franchement, je peux payer. Mes parents ont du fric, m'en donne un minimum, donc je ne suis pas fauchée. J'ai pas non plus l'argent pour m'acheter une villa en plein Los Angeles, mais je peux vivre confortablement sans bosser. C'est ça qu'est cool quand tes parents ont de l'argent. Ils te fournissent, tu fous rien, c'est cool.

Russe ? On en croise pas tous les jours, des Russes. Mais j'adore son accent. Je le trouve juste à croquer, en fait. L'accent de l'Est, ça fait son charme, faut croire. Bon, par contre, c'est un peu de la triche, parce qu'évidemment, l'accent américain est facilement reconnaissable. C'est le plus courant, ici. Donc ouais, il a deviné, forcément.

- Ouais, Américaine pure souche.

Alors que je commande un second verre, je remarque que Nika se recoiffe, observant son reflet dans le miroir du bar. J'émets un léger rire, secouant légèrement la tête. Narcisse bonjour. Non mais j'ai jamais vu ça. Ça fait la quinzième fois, j'suis sûre, qu'il s'observe. J'imagine pas comment il doit se regarder sous toutes les coutures quand il est dans sa salle de bains. Pire qu'une nana, j'vous dis.

- Narcisse se porte bien, apparemment.

Je souris, enfilant mon second verre d'une traite.