Depuis deux mois, rien ne va plus. Tout part à vau l'eau. Après avoir perdu Spencer, Jérôme est parti, Alice ne donne plus signe de vie, Aileen fait la gueule, et je n'ai pas vu Prudence depuis bien trop longtemps. J'ai l'impression d'être un de ces fantômes qui erre sans jamais savoir où aller, qui ne sait plus quoi faire, et qui préférerait partir loin d'ici. Sauf que "Alejandro, il faut que tu termines tes études, donne-toi du courage, ce n'était qu'une fille. Elle ne te méritait pas." Tu parles.

Spencer était tout sauf "une fille". Avouons-le, ça va faire très cul-cul, même très bisounours et surtout très nana mais c'était la première fois que je tombais amoureux. Donc non, même avec le mal que ça a fait, je refuse à dire que Spencer était "une fille". C'était et c'est toujours bien plus que ça. Je m'étais jamais senti aussi bien, aussi heureux. J'avais l'impression d'être dans les nuages, qu'il faisait beau tous les jours. Sauf que j'ai pas fait gaffe. Et la tempête est arrivée sans que je m'en rende compte. J'ai été terriblement déçu. Terriblement con, aussi. L'amour rend aveugle, ouais. Et le pauvre, c'était bien la première et la dernière fois qu'il me voilait le regard, je vous le jure.

Donc nous repartons pour une journée vide et sans soleil, on a maintenant bien l'habitude du temps gris. J'ai séché toute la journée. Pas assez motivé, faut croire. Et puis j'avais pas envie de la croiser dans les couloirs. Ni de voir une nouvelle fois, sait-on jamais, une jolie chose sur le panneau d'affichage. Alors dès que je me suis levé, je suis sorti en ville. Je suis allé courir dans le parc, ça fait toujours du bien, de courir. Disons que ça détend les nerfs. Et puis je suis rentré me changer, pour ressortir. J'ai plus de clopes, faut aller en racheter, sinon c'est franchement un coup à me faire péter un plomb.

Je slalome entre le peuple, qui commence vraiment à me soûler, à toujours être sur mon chemin. Il n'est pas sur ton chemin, Alex. Ta gueule, toi là-haut, j'ai toujours pas besoin de toi. J'accélère, commençant à trouver le temps long, jusqu'à ce qu'une nana me rentre dedans. Et aller, regarde où tu vas, imbécile, j'suis pas franchement d'humeur à croiser des demoiselles, en ce moment. Enfin, à croiser qui que ce soit, en fait.

- Regarde surtout pas où tu vas, ce serait trop te demander, tiens, je marmonne contre la fille, alors que ce qu'elle tenait à la main tombe.

D'accord. C'est fait pour me rendre encore plus fou ou bien ? Je reconnais l'emballage de ce gâteau. Eh ouais, ça vient de la boulangerie d'Albert. Vous savez, vous vous souvenez, non ? C'est là-bas que j'avais emmené Spencer, la première fois où on est sortis en ville. Je m'en souviens comme si c'était hier. Et j'ai envie de piétiner ce foutu carton.

La fille qui vient de me rentrer dedans a l'air bien irritée. Faut qu'elle se calme, la mignonne, c'est qu'un gâteau, c'est pas la fin du monde. Quoique. Va savoir, peut-être que c'est le cadeau de Roméo. Raison de plus pour le piétiner, tiens. Y a rien qui m'écoeure plus que Roméo et Juliette, rien que d'y penser, j'en ai la gerbe. T'en rachèteras un, va, t'as l'air friquée, donc un gâteau de plus ou un gâteau de moins, qu'est-ce qu'on en a à foutre, sincèrement ?

Eh bien elle a pas l'air du même avis que moi. Mais va sérieusement falloir qu'elle se détende. Je l'ai pas agressée, me semble-t-il. T'as pas été aimable. La ferme. Parce que bon, elle insinue que je suis con. Alors certes, c'est la juste vérité, mais faut pas déconner, quand on a un minimum d'éducation, on insulte pas le premier venu. J'ai dit qu'elle était conne, moi, de pas regarder en face d'elle ? Je ne crois pas, non. Donc elle va descendre d'un étage, la jeune fille, avant qu'elle soit projetée malencontreusement par la fenêtre du cinquantième étage. La chute serait un petit peu douloureuse. Un tout petit peu. Elle se penche, ramassant sa boîte après m'avoir lâché sa jolie remarque avec tant de douceur qu'un bisounours lui aurait sauté dessus.

- Ecoute, petite, arrête-toi tout de suite. Depuis quand on insulte les gens qu'on croise, tu veux me le dire ? J'ai pas dit que t'étais conne, alors tu me feras le plaisir de ne pas m'insulter de con, hein, merci. Parce que sinon, je te jure, je suis aussi très bon à ce jeu-là. Donc descends d'un étage, gamine, t'es un peu trop haute là. Un minimum d'éducation et de politesse, ça te casserait les deux bras ? Je rêve.

Je grogne. Elle aurait franchement pas pu attendre que j'aie grillé une clope, putain. J'ai compris, le monde veut m'achever, lentement, tout doucement, dans de longues et atroces souffrances, mais faut pas déconner, un minimum de savoir vivre ça a jamais tué personne. Merde à la fin.

On dirait que j'ai réveillé la gamine, avec ce que j'ai dit. Elle semble certes tout aussi énervée, mais elle est descendue de son étage avec l'ascenseur, on dirait. Tant mieux, je me voyais pas la descendre moi-même d'aussi haut. Ça aurait fait tâche. Et puis, de toute façon, je ne suis pas du genre à frapper les filles, donc jamais je l'aurais fait redescendre de cette manière. Les mains ce n'est pas la chose qui fait le plus mal. On blesse bien plus avec les mots.

La fille se dit désolée, mais qu'il fallait que j'arrête "tout de suite de lui parler comme si elle était au début de l'apprentissage de sa vie", expliquant qu'elle avait une éducation, mais qu'elle était dans un mauvais jour, ponctuant encore sa dernière phrase par un "putain". Elle est grossière, ma parole, la jeune fille. Elle remet sa veste, souffle puis se retourne, prête à s'éloigner.

- Je comprends, t'inquiète. Je me suis un peu emporté aussi. Tu n'es pas la seule à être dans un mauvais jour... Des mauvais jours ?

Je mets les mains dans les poches de mon jean, regardant la fille de dos. Elle me dit vaguement quelque chose. Vaguement. Elle a des faux-airs de Santana, je trouve. La manière dont elle ponctue ses phrases, son accent hispanique, je le reconnais, c'est le même que le mien, il est juste un peu plus prononcé, peut-être. Comme celui de Diabla. Enfin, après, c'est possible qu'elles se ressemblent un peu sans être jumelles. Mais elles doivent se connaître, j'en suis presque sûr et certain.