On repart un an et quelques en arrière. Keith a dix huit ans, et quelques mois. Après plusieurs tentatives pour fonder une vie correcte au Canada, il se retrouve à la rue. Les premiers jours sont rudes. Trop épuisé, sans argent, il mendie dans la rue. Il est seul. Vivre seul est malsain, dans la rue. Il rencontre alors Chris, un SDF cinquantenaire à la barbe grisonnante, qui le prend sous son aile. Chris intègre Keith dans une sorte de gang, constitué également de Benicio, surnommé Ben, un immigrant mexicain de 32 ans, Mitch, "quarante piges et jamais sans sa vinasse" comme il dit, et enfin Stephen, dix-huit ans tout juste, rejeté par sa famille à cause de ses excès à répétition.
Les premiers jours sont plutôt plaisants. Bien plus agréables qu'une vie de mendiant solitaire. L'équipe est conviviale, chaleureuse, on en oublierait presque la situation. Mitch n'arrête jamais de rire. Sauf quand il pleurt. Les méfaits de l'alcool, ça. Il lui arrive aussi d'être violent. Heureusement que Ben et ses muscles imposants sont là pour le retenir. Il m'inquiète un peu, mais apparemment c'est l'habitude, c'est ce qu'on m'a dit. Quant à Stephen, il est encore un peu distant. On m'a dit qu'il était comme ça avec tout le monde. Je ne remercierai jamais assez Chris je crois, de m'avoir laissé cette chance d'intégrer leur groupe. Il m'apprend beaucoup chaque jour, je me sens bien moins vulnérable avec eux.
Il fait très froid, ici. Le Canada est réputé pour ses températures quasi polaires en hiver, et nous en faisons tous les frais. Chris a l'air de mieux tenir que les autres ; l'habitude sûrement. Ben, plus habitué aux températures estivales, et Stephen tout comme moi peu initiés au froid aussi rude, vivons moins bien la saison. Mitch quant à lui, semble ne jamais avoir froid. "C'est le vin qui tient chaud !", dit-il. Et il n'a pas tort : boire réchauffe considérablement le corps. Chaque jour, une partie des recettes accumulées s'en va dans l'achat d'alcool à bas prix. Et on boit, et on boit. C'est très festif, ça me rappelle les cuites prises en soirées sur Paris avec les potes. Il me manquent d'ailleurs.
Nous n'avons que trois tentes pour cinq. Chris, la bienveillance incarnée, partage la sienne avec Mitch, et veille sur lui au moindre problème. Ben dort seul ; sa tente est bien trop petite pour accueillir une personne à ses côtés. Et moi, je me retrouve avec Stephen. J'ai bien essayé, les premiers jours, de me frayer un coin chez Benicio, mais rien n'y faisait. Alors me voilà désormais avec Stephen. Stephen ne dort jamais, on dirait. Les premières nuits avec lui, il m'ignore totalement, il est très distant. Il fait comme si je n'existais pas. Et il fume, et il fume. Comme un pompier. Mais pas que la clope, forcément. Stephen est la poule aux œufs d'or du groupe. Déjà avant d'être exclu de chez lui, il détenait un énorme marché de substances illicites en tous genres. Demandez lui n'importe quoi, il l'a. C'est bien grâce à lui qu'on survit. Mais du coup, il profite de son marché en testant lui-même ses produits. Dormir dans un nuage de fumée n'est pas ce qu'il y a de plus agréable, mais je fais avec. Il faut dire que j'ai eu l'habitude avec mon père.
Les jours passent et je lie petit à petit une amitié inattendue avec Stephen. Il me propose de partager ses bédos. "On peut oublier tellement de merdes avec ça", dit-il. J'accepte de temps en temps, ça réchauffe et ça me rappelle mes sorties avec les potes à Paris. Ils me manquent toujours un peu, mais j'apprends oublier leur absence. C'est comme ça qu'on avance, comme ils disent. Stephen se confie à moi, sur ses problèmes de dépendance, sur sa vie antérieure, sur ses conflits avec ses parents, etc. J'en apprends un peu plus chaque jour sur lui, et lui sur moi. Et on fume, et on fume. Et on rit, et on rit. Et on pleurt, aussi.
Ça fait maintenant un mois à peu près, que je vis avec ces gens là. Chris est toujours aussi bienveillant, Ben est toujours aussi fort et imposant, Stephen est toujours aussi partageur, et Mitch est toujours aussi violent. Plus qu'avant, même. Ce soir, il fait particulièrement froid. On a à peine un feu, on ne mange pas grand chose, mais qu'est-ce qu'on boit. Ça réchauffe le corps. Et les esprits, aussi. Ce soir donc, Mitch devient incontrôlable. Alors que Ben était parti sniffer un rail d'opium, Mitch s'est mis à nous insulter, Stephen et moi, alors que Stephen faisait un micro malaise de plus dû à une overdose de je-ne-sais-quelle connerie. "Deux gamins à la con, incapables de réussir leur vie, deux petits merdeux bons-à-rien qui vont finir par pourrir dans un caniveau. Aaah, elle est belle, la jeunesse !". Et puis il s'en est pris à Stephen, qui était dans l'incapacité de se défendre. Alors je l'ai défendu. Sauf que j'étais bien trop éméché, et bien trop faible face à lui, pour tout arranger. Il m'a mis à terre d'un coup de poing, et m'a ensuite shooté à plusieurs reprises dans la tête et partout ailleurs. Heureusement, le rail de Ben était court. Il est arrivé à temps avec Chris pour arrêter le désastre. Juste à temps avant que je perde connaissance. J'ai vraiment eu chaud.
Voilà déjà deux mois que je partage le quotidien du groupe. C'est comme une famille. Chris est comme un père, pour moi. Il me protège quand il le faut, mais me refait aussi une éducation. Il m'apprend à me défendre, "à devenir un costaud", comme il dit. Je faisais déjà le dur sur Paris, mais je me rend compte qu'en fait, j'étais vraiment une fiotte. Maintenant c'est différent. Mitch a plusieurs fois essayé de me frapper à nouveau, mais je sais me défendre. Avant j'avais peur de lui ; désormais c'est lui qui devrait plutôt me craindre. Je n'angoisse plus à l'idée de cogner. Je sais que je le ferai en cas de nécessité, et non pour provoquer qui que ce soit.
Ben, quant à lui, est un peu comme le grand frère que je n'ai jamais eu. Il m'a appris le graph, sa passio. Ça fait passer le temps. Il a réussi depuis quelques temps à sympathiser avec un groupe de grapheurs, qui nous offrent régulièrement des bombes et du matériel de protection. Je l'accompagne à chacun de ses ouvrages, ça permet de sortir un peu de la routine dealing/cuite/joint. Bien que les bouteilles et les substances ne soient jamais très loin. L'autre jour, Stephen nous a passé du LSD. Je crois qu'on n'a jamais fait un graph aussi étonnant. Mais c'était beau, et tellement agréable à faire. La perception des choses était complètement modifiée. Comme dans un autre monde, c'était vraiment beau.
100 jours déjà. 100 jours que vis dans la rue. Pour fêter ça, on me tatoue le chiffre 100 sur l'épaule. Ce n'est pas vraiment douloureux, puisque je suis complètement défoncé à je ne sais quelle connerie que m'a passée Stephen. J'en aurai bientôt un autre, une rose sur l'avant bras. Ils l'ont tous. Je vais forcément y passer dans peu de temps. C'est bien, c'est rien, c'est cool.
Je ne compte même plus les jours. Je ressens un vide total, j'ai l'impression de ne plus exister. J'ai gouté à n'importe quoi, mêmes aux drogues les plus dures. Je peux de moins en moins m'en passer. Ça fait passer le temps, c'est marrant au début. Au début seulement. Mais là je ne contrôle presque plus rien. On n'arrête plus de boire, de fumer, de sniffer, de se piquer même. C'est devenu un cercle vicieux. Plus tu consommes, plus t'as envie de consommer. Et quand t'as plus rien à consommer, quand on arrive à la fin des stocks à la fin de la semaine, c'est vraiment dur. Ça fait pleurer. "Mais pleurer, c'est pour les faibles." Devise de Chris.
Nous voilà en Novembre. Plus d'un an que je me morfonds dans tout ça. J'ai envie que les choses changent. J'ai déjà gâché plus d'un an de ma vie, pour rien. J'ai entendu parler d'une université, Enamor. Il faut absolument que je me renseigne. Je sais que j'ai les capacités pour y entrer. J'ai mis un peu d'argent de côté pour acheter de nouvelles fringues pas trop dégueues, et je suis allé déposer mon dossier pour intégrer l'école d'ici Décembre. J'en ai parlé à Stephen, apparemment il va aussi essayer de s'inscrire. Mais pas tout de suite. Quand il ira mieux.
Parce que, en ce moment, Stephen va mal. Il fallait s'y attendre, avec tout ce qu'il prend. Il n'arrête pas de maigrir, encore plus rapidement que moi. Moi je continue à manger, mais lui, il n'y arrive plus. Il passe tout son temps à consommer, tout le temps, sans arrêt. Ça me fait peur. Je le connais par cœur maintenant, je connais ses faiblesses, ses tourments. C'est comme mon frère. Et voir son frère dépérir petit à petit, il n'y a rien de pire. Et on ne peut rien faire. Il ne veut même pas qu'on l'aide. Mitch dit que, "si c'est un mec fort, il va se rétablir tout seul." Et les autres sont d'accord avec lui. Et je ne peux pas aller contre l'opinion majoritaire, malheureusement.
Deux semaines que Stephen était au plus mal. Ce matin, il est mort. Je l'ai poussé plusieurs fois pour le réveiller, il n'a pas bougé. Il était froid. J'irai pas plus commenter ça. Je crois que ça serait encore plus douloureux. Bordel. Il ne se sera jamais inscrit à l'université.
J'ai décidé de me reprendre en main. Nous sommes bientôt en Décembre. Chris, Ben et Mitch ont été mis au courant pour mon inscription, mon dossier a été accepté. C'est aussi pour eux que je sors de la déchéance. J'espère garder un minimum contact avec eux. Et surtout pour Stephen.
J'oublierai jamais tout ça. Je me suis découvert une passion, des amitiés sincères, malgré les temps difficiles. Ça restera encré dans ma peau. Je l'aurai eu, cette rose.
La vie sera bien plus facile désormais.
Dernière édition par Keith Coen le Jeu 24 Oct - 14:33, édité 1 fois
Fauve E. Walker Je me battrais contre toi, Ella.
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