Ça fait exactement un an et quatre mois.
Le temps a beau passé, j'y arrive pas. J'arrive pas à oublier. C'est comme quand vous essayez d'oublier la première fois où vous avez fêté votre anniversaire avec vos amis, comme il se doit. La première fois que vous tombez amoureux, que vous réussissez une chose que vous pensiez impossible. C'est quasiment inimaginable à faire. En fait, c'est impossible. Je me souviendrai toujours de ce putain de vendredi. En rentrant du lycée. Ma mère était venue me chercher, et je l'avais suivie, commençant à raconter ma journée. On s'est arrêtées à un café, elle avait pris un cappuccino, je me souviens. Y avait quelques gars au comptoir. J'avais raconté quelques trucs encore, avant qu'elle ne m'annonce qu'il allait s'éloigner. Je l'avais écoutée sans broncher, hochant de temps en temps la tête pour acquiescer. J'avais les larmes aux yeux. Y en a aucune qui a dévalé ma joue. Aucune. Et puis on est vite parties. J'ai ouvert la porte de la voiture et là, là, une larme s'est échappée. J'suis vite montée et j'ai pas lâché un mot du trajet. Les larmes coulaient toutes seules, silencieuses. Je regardais dehors. J'ai toujours eu honte de pleurer. Surtout devant quelqu'un.

Je sais pas, j'aime pas ça. Quand tu pleures tu laisses une part de toi à nu. Ma mère s'est arrêtée un instant pour prendre l'air et fumer une cigarette. Deux minutes pour essuyer les possibles traces de liner que mes larmes avaient emportées. Lorsqu'elle est remontée, elle s'est tournée vers moi et elle m'a caressé la joue.
"Ça va ?
- Oui oui.
- Non, ça ne va pas.
- Mais si.
- T'as le droit de ne pas aller bien, Sofia, c'est parfaitement normal.
- Mais je vais bien, je te jure."
Quel beau tas de mensonges. J'allais atrocement mal, je vais atrocement mal. Il m'avait abandonnée. Je l'aimais comme un ami, un frère, une partie de moi. Et lui, du jour au lendemain, il voulait prendre ses distances. Oui, il n'allait pas bien, mais putain, est-ce qu'il avait pensé à moi, ne serait-ce qu'une petite seconde, pour savoir comment je me sentirais, comment je le prendrais ? Non. Non je suis sûre que non. En un millième de seconde il m'avait brisée. Il a fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Une affreuse peste, une pauvre connasse, une petite censuré, une fille plus que mauvaise.

Les premiers jours je suis restée muette. J'ai pas parlé de tout le week-end. Je me suis renfermée sur moi-même, involontairement. Je suis toujours renfermée. On croit que c'est pour qu'on me foute la paix. Mais en vérité j'ai besoin d'aide. Sauf que jamais je l'avouerais. Je suis ce qu'on appelle "une femme forte". Je souris alors que je voudrais pleurer, je ris alors que je voudrais hurler, je suis aimable alors qu'en vérité, je veux tuer. Après on s'étonne "T'as pleuré, c'est vrai ?". Oui. Oui ça m'arrive. J'ai cette allure indestructible, on dirait que j'ai confiance en moi, que je suis bien dans ma peau, mais c'est tout le contraire. Une pichenette et je m'écroule, je doute toujours de moi et je ne m'aime pas, je suis terriblement mal dans ma peau. Ouais, je suis une bonne actrice. Trop bonne, personne ne s'en aperçoit, ce n'est pas magnifique ? Des fois je préférais qu'on s'intéresse à moi, qu'on cherche à savoir. Mais c'est certainement mieux ainsi. C'est pénible mais c'est comme ça, et il faut que je le supporte, c'est tout.

Et ça fait un an et quatre mois que je le supporte, pourquoi s'arrêter en si bon chemin, hein ?

J'suis peut-être une grosse connasse mais lui c'est un beau connard. En fait, il mérite même pas que j'pense encore à lui. Est-ce qu'il a pensé à moi, ne serait-ce qu'une seconde quand il a fait ça ? Non, j'pense pas. Sinon il se serait douté du mal que ça me ferait. Ou alors c'est qu'il ne me connaissait pas assez. Résultat j'suis devenue invivable. D'abord j'me suis renfermée sur moi-même. J'ai cette fâcheuse tendance, quand je suis trop triste. Je deviens muette. J'arrête de parler. Mais c'est pas forcément voulu. Et puis j'parle pas de ce qui m'arrive. Parce que j'ai trop mal, peut-être, qui sait. J'continuais à lancer quelques sourires. Sofia continuait à lancer quelques sourires. Il lui arrivait même de rire, comme si tout ce qu'elle avait sur les épaules s'était envolé le temps de quelques secondes. Mais elle allait pas bien. J'allais pas bien, et c'est bien pour ça que j'me suis 'transformée', que j'suis devenue cette sale connasse qu'je suis aujourd'hui. J'ai commencé à fréquenter les mauvaises personnes. J'ai fait de sales conneries que j'regretterai encore sûrement toute ma vie. J'ai appris à voler. J'ai appris à être détestable. Ben oui, comprenez, quand on devient insupportable, personne ne vient vous emmerder.
Parce que ça aussi, c'est un de mes gros problèmes. J'arrive pas à m'exprimer. Et je refuse de le faire. Pourtant c'est pas franchement conseillé de rester muet, avec tous ses démons. Mais moi j'y arrive pas. Alors j'écris. Et encore, j'arrive à peine à dire ce que je veux dire. C'est étrange, vous trouvez pas ? C'est normal, c'est moi. J'me souviens que même la psy a eu du mal à comprendre le fait que je voulais pas parler. Enfin. C'est pas que je veux pas, c'est en partie parce que je ne peux pas. Y a beaucoup trop de choses que je peux pas dire. Parce qu'on les interprèterait mal. Et va savoir ce qu'il se passe dans la tête de quelqu'un quand il t'écoute déblatérer tes problèmes.
J'me souviens, elle avait sorti un "Mais Sofia, voyons, pourquoi ne veux-tu pas parler ? Il ne faut pas que tu t'enfermes dans le mutisme comme ça, c'est mauvais, tu dois parler pour te séparer du passé." J'avais simplement baissé la tête et j'avais pleuré. Putain. J'crois qu'ça fait longtemps qu'j'ai pas pleuré. J'pleure surtout quand je pète les plombs. Mais ça arrive rarement, vu que j'intériorise la plupart des choses. J'suis comme ça. J'ai un besoin d'aide quasi aussi immense que la Terre et l'univers tout entier mais je dis rien. Je me mure dans le silence. Le premier qui découvre que j'ai envie de parler et que j'attends que ça je lui décerne la plus grosse médaille en or de la galaxie. L'espoir fait vivre.


Bref, j'y vais.