C'est aujourd'hui la rentrée. La fin des vacances. Et quelles vacances, encore bien chargées. Surtout grâce à la fameuse soirée d'anniversaire de Meredith Kunis, qui restera certainement longtemps gravée dans les mémoires ; dans la mienne plus particulièrement, je suppose. Enfin bref. Toujours est-il que je n'ai eu aucune nouvelle d'Indi depuis cette fameuse soirée. Je vais finir par m'habituer à cette manière de faire, à force.

Pour me changer les idées, et puisque je n'ai rien de prévu ce matin, je décide d'aller faire un tour à l'atelier. Rien de mieux que de créer pour se vider la tête. De plus, je sais que, le lundi matin, en général, l'atelier est complètement vide. Bien pratique pour s'isoler et exprimer librement ses pensées sur un mur, sans constament sentir des yeux baladeurs se promener et inspecter tous nos faits et gestes. J'attrape donc les bombes de peintures sous mon bureau, et les range rapidement dans mon sac. Ce sont des bombes qui appartiennent à l'UE, mais étant le seul grapheur de l'université pour le moment, on a accepté que je les garde à disposition, dans ma chambre. Comme ça, je peux en faire à peu près ce que je veux. Et c'est plutôt sympa.

Une fois prêt à sortir, je quitte les dortoirs, pour rejoindre l'atelier. Sur le chemin, j'allume une cigarette, histoire de "bien commencer la journée." Puis je passe par inadvertance devant le panneau d'affichage et, trop tenté, j'y jette un coup d'œil. Eh ben voilà, ça n'aura pas manqué : un article sur ma personne, concernant la fameuse soirée. Tant pis, je savais ce que je risquais, maintenant j'assume. Les gens seront au courant de mon existence et d'un événement de ma vie, et alors ? Ça ne va pas pour autant gâcher ma journée. Tant que personne ne sait pour ma vie antérieure, pour ce qui s'est passé avant mon inscription à Enamor, tout va bien. Le plus honteux n'est pas révélé, c'est le principal.

Je rejoins alors enfin l'atelier. Je jette mon mégot à terre, et l'écrase sans y porter grande importance. J'ai préféré ne prendre avec moi aucune substance illicite, cette fois ci. Mon ouvrage sera peut être plus morne, mais tant pis. J'ai déjà failli me faire griller une fois, aujourd'hui je préfère ne pas trop prendre de risques, donc on va y aller soft.

La tête un peu dans le pâté, j'ouvre machinalement la porte de la salle, et balance mon sac quelques mètres devant moi. Une grande toile vierge que j'ai réservée m'attend dans la réserve, sur le côté, qui renferme tout le matériel. On ne peut y accéder seulement si on a la clé.

Mais quelque chose semble différent, ce matin, dans l'atelier. Je lève la tête et aperçois en fait une jolie brune, dont le visage m'est totalement inconnu, présente dans la pièce, quelques pas plus loin. Une nouvelle ? Je souris. Certes, en arrivant, je n'avais aucune envie de croiser qui que ce soit, préférant de loin les Lundi paisibles à se motiver tranquillement, et seul, à une nouvelle semaine de cours. Mais finalement, rencontrer de nouvelles têtes ne me déplait jamais. Je suis de nature sociable, donc bon. Et puis, la fille semble agacée, tracassée par je ne sais quoi. Alors si je peux l'aider dans la limite du possible, il n'y a aucun problème.

- Salut, tu cherches quelque chose ?, je demande.

La fille sursaute à ma question. Afh, je lui ai fait peur, elle n'avait pas dû me voir. Un peu déboussolée visiblement, elle se redresse, et me répond qu'elle cherche du matériel, mais qu'elle n'en a pas trouvé. J'inspecte alors le fruit de ses recherches, à savoir placards et tiroirs ouverts à la va-vite. Un peu impulsive, à ce que je vois, haha.

- Tu es nouvelle, je me trompe ? Le matériel est rangé dans une remise, il faut la clé pour l'ouvrir, je réponds sympathiquement.

Je sors alors la clé de sa cachette, et l'invite à me suivre jusqu'à la remise, que j'ouvre. J'en sors la toile qui m'attendait, puis laisse la place à la demoiselle, pour qu'elle récupère ce qu'elle veut. Elle a encore son manteau sur elle. Pour l'instant c'est assez normal, mais d'ici quelques minutes, la température va très vite monter, entre le chauffage toujours à fond, et la chaleur humaine. Je retire d'ailleurs mon blouson, et invite la fille à en faire de même.

- Au fait, je m'appelle Keith, Keith Coen. Tu devrais enlever ta veste, tu vas vite crever de chaud ici, l'atelier c'est un vrai sauna au bout d'à peine dix minutes.

Je sens la fille se figer à l'idée de retirer sa veste. Allez savoir pourquoi. Pourtant, j'en suis sûr, dans quelques minutes elle ne pourra plus résister. Déjà, ne serait-ce que depuis que je suis arrivé, la température a bien monté d'une poignée de degrés. Enfin bon, on verra bien.

Et pour couronner le tout, elle ne répond pas à mon conseil. Elle ne me donne même pas son prénom. C'est cool, on va partir sur de bonnes bases avec ça, tiens. Quelque chose a l'air de clocher. Elle n'a pas l'air bien. Pas simplement mal à l'aise ou timide, mais quelque chose semble la contrarier. Enfin, ce ne sont pas mes affaires, je me vois mal lui lancer "eh dis donc, tu déprimes ou comment ça se passe, qu'est-ce qui va pas ?" alors que je la connais depuis à peine quelques minutes et que, de surcroit, je ne connais même pas son nom. Pour moi, il est primordial de savoir le nom de son interlocuteur avant de se permettre de tisser quel lien que ce soit.

Néanmoins, en dépit de suivre mon conseil ou de m'apprendre son prénom, elle me complimente sur mon tatouage à l'avant-bras. C'est gentil, ça me fait plaisir. Si elle savait d'où vient la rose ! Encore le genre de choses que personne ne doit savoir. On me l'a déjà demandé, pourtant. J'ai simplement répondu que c'était "une très longue histoire". Enfin. Inutile de s'attarder là dessus.

- Merci, je réponds simplement en lui rendant son sourire.

Elle passe alors devant moi, à la sortie de la remise. Je la regarde rapidement, de dos. Elle a quelque chose dans la nuque, une sorte de cicatrice j'ai l'impression.

- Oh tiens, t'as quoi là ?, je demande sans réfléchir, en indiquant ma nuque.

T'aurais dû fermer ta gueule, Coen. Je regrette instantanément de lui avoir posé la question. Surtout s'il s'agit bien d'une cicatrice. Une cicatrice, à cet endroit là, ce n'est pas anodin. Je prie pour que ça ne soit qu'une pauvre chute de balançoire datant d'une dizaine d'années, et rien de plus important. Sinon, je pourrais directement creuser un gentil trou et m'y enfoncer pour le restant de mes jours. La prochaine fois t'apprendras à te retenir de parler, ducon. Enfin le mal est fait, je ne peux qu'attendre sa réponse, ou une autre réplique qui contournera la question.

Bonne réponse. Je n'attendais pas mieux. Ça évite de se sentir mal à l'aise. Je me sens idiot de lui avoir posé la question, surtout que je ne la connais pas. Allez savoir ce qui m'est venu à l'esprit. Enfin, le principal est qu'elle n'ait pas mal pris ma question. Parce que passer une heure ou deux seuls dans l'atelier, avec une mauvaise ambiance, non merci.

Et puis, pour le coup, elle n'a pas tort. Mon tatouage résume une partie très importante, et inoubliable, de ma vie. En effet, c'est une très, très longue histoire. Longue de près de deux ans. Et encore, elle n'a pas vu le tatouage que j'ai à l'épaule, qui doit être assez intriguant quand on ne sait pas ce qui s'est passé. Mais je ne cherche pas à les cacher. Je n'explique juste pas leur présence à ceux qui me la demandent. Je leur répond simplement par la même phrase bateau que vient d'utiliser la fille devant moi, qui est souvent bien pratique dans ce genre de situations, ahah. J'en conclue donc rapidement qu'elle a quelque chose à cacher. J'en apprendrai peut être plus, plus tard.

Alors que je commence à installer ma toile contre un mur près d'une fenêtre, elle m'apprend qu'elle s'appelle Maya. Je souris à nouveau. Ça sera plus simple, maintenant que je connais son prénom. C'est une sorte de barrière, très petite mais qu'importe, qui vient de tomber. C'est déjà ça.

- Enchanté alors, Maya, je réponds. Ça te dérange si je fume ?

Certes, j'ai terminé ma dernière clope il y a quelques minutes à peine. Mais je n'ai rien pris d'autre avec moi, donc le manque commence à se faire ressentir. Et puis, je suis près de la fenêtre, donc si la fumée la dérange, je peux ouvrir. Il faudra bien l'ouvrir à un moment ou à un autre de toute façon, si elle refuse de retirer sa veste. Sinon elle va étouffer.

Maya m'autorise à fumer. Mais rajoute bien vite, avec un sourire plutôt taquin, que "c'est pas bien". Ahah, ça on me l'a déjà dit ça, plusieurs fois ! Si je comptais le nombre de personnes qui m'ont mis en garde, j'y serais encore à midi. J'exagère, mais c'est vrai qu'ils sont nombreux. Mais ce n'est pas pour autant que je m'arrête. C'est bien plus difficile qu'on ne le pense, alors j'ai depuis bien longtemps abandonné d'essayer de m'en passer.

Je souris à mon tour, et la remercie. C'est assez sympa de sa part. Je n'en aurai pas pour très longtemps, de toute façon. J'en allume une, et commence à sortir les bombes de peinture de mon sac, tandis que Maya se résigne enfin à quitter son manteau. Ça ne m'étonne pas. Même avec toute la volonté du monde, on ne peut pas supporter une telle chaleur avec une telle veste. Elle n'échappe pas à la règle.

- Tu vois, je t'avais dit que tu supporterais pas la température habillée comme ça !, je lance sympathiquement à son égard.

Je regarde machinalement la demoiselle, et remarque une nouvelle cicatrice, entre la clavicule et la poitrine. Tiens, je comprends un peu mieux pourquoi elle ne voulait pas retirer sa veste. Sûrement pour cacher ça. Mais je reste dubitatif, j'aimerais bien savoir d'où elles viennent. Enfin, c'est forcément une "longue histoire", en gros pas mes affaires. Donc même si j'adore écouter les longues histoires, je ne fais aucune remarque sur cette nouvelle marque.

Maya ne réagit pas à ma remarque. Merde, j'espère ne pas l'avoir froissée quand même. Ce n'était pas franchement mon intention, c'était plutôt au contraire pour détendre l'atmosphère. Mais maintenant que je vois ce que cachaient son manteau et ses manches, maintenant qu'elle a retroussé ces dernières, je comprends mieux qu'elle n'ait pas trop apprécié. Ce sont bien des cicatrices, je ne pense pas me tromper ; et sur les poignets, il me semble qu'il s'agisse de cicatrices de coupures. Ça m'a l'air bien profond en plus. Je suis donc définitivement un boulet, aujourd'hui.

Elle se met au travail, puis me demande alors ce que je comptais faire avec ma toile. A vrai dire, je ne sais pas encore trop. J'ai l'habitude de totalement improviser, de laisser mon imagination guider les traits de peinture laissés par les bombes. Sauf que j'ai aussi l'habitude de grapher complètement défoncé. Sauf que je suis complètement sobre ce matin. Rien consommé à part quelques pauvres cigarettes. Elles ne m'aideront certainement pas à avoir de l'inspiration. Donc bon. Je pense juste reproduire une image que j'ai en tête depuis ce weekend. Ce sera bien différent, moins coloré et moins recherché, moins improbable, que ce que je fais d'habitude. C'est assez rageant, d'ailleurs. Mais bon, je ferai mieux la prochaine fois. J'agite une bombe de peinture marron foncé, réfléchissant à ce que je pourrais répondre.

- Je sais pas trop encore, je vais sûrement improviser quelque chose, on verra bien. J'ai l'habitude de le faire au feeling. Enfin là, je sens que ça sera rien qui me rendra super fier, mais tant pis, je réponds finalement, la mâchoire légèrement contractée, haussant les épaules. Et toi, qu'est-ce que tu comptes faire ?

Je m'arrête un instant de secouer cette bombe, regardant Maya et l'écoutant attentivement parler. Même dans ses propos, on pouvait aisément comprendre que quelque chose cloche dans sa vie, que tout n'a pas forcément été tout rose, bien au contraire. Et qu'elle a besoin de l'exprimer. Simplement, elle n'a pas l'air de vouloir le dire à qui que ce soit, mais plutôt de préférer s'alléger de tous ces problèmes en créant. Du moins, pour l'instant. Je me retiens de lui demander ce qu'il lui arrive, mais je me doute que je me ferais cordialement rembarrer, donc non merci. Je me contente de me retourner face à la toile, agitant à nouveau cette bombe.

- C'est une bonne vision de la création, je lance sur un ton neutre.

Je me mets alors à tracer un trait, puis un deuxième, et encore quelques autres, qui commencent à s'allier pour former une légère esquisse de visage juvénile, encore peu définissable. C'est désormais une certitude, ce sera bien différent et plus terne que le reste de mes œuvres. Loin de ces tags psychédéliques et abstraits que j'ai l'habitude de faire. Mais ce ne sera pas pour autant si laid que je ne l'imaginais. On verra bien le résultat.


"Quelques injures contre la vie" ? Si par ces mots elle entend un passé douloureux, qu'on aimerait parfois oublier, alors oui, en effet, je fais partie de ces gens. Mon passé de "clodo" est difficile à avouer, c'est une évidence. Mais ces tatouages, je les aime, j'en suis presque fier. Parce qu'ils prouvent mon intégration à un groupe d'hommes que je n'oublierai jamais. Je me suis battu avec eux pour m'en sortir. Cette encre, sous ma peau, sont les preuves de mon combat. Donc non, ils ne viennent pas de la guerre du Vietnam, mais pour moi c'est tout comme.

- Tu te trompes pas du tout, je réponds avec un sourire, en me retournant à nouveau vers elle. Mais c'est une longue histoire, comme pour tout.

C'est une bonne déduction. Pour ma part, c'est le cas. Je ne veux pas parler de mon passé, c'est encore trop frais, trop compliqué. Et surtout trop honteux. Il serait très étonnant que j'accepte, au bout d'une heure, de lui raconter que j'ai vécu un an et demi environ dans la rue, que j'ai tout essayé niveau substances illicites grâce à un mec merveilleux mais malheureusement parti trop tôt, et que ces tatouages ont été dessinés par un très cher ami, mon "père spirituel", qui m'a aidé à évoluer pour devenir qui je suis aujourd'hui.

On ne dit pas ces choses là au premier venu.

- C'est à peu près ça en effet, je réponds en souriant, les yeux toujours rivés sur mon esquisse. Enfin je sais pas si c'est vrai pour tous les utilisateurs, mais pour moi c'est le cas. Et pour toi aussi... Je me trompe ?

Je me retourne vers elle en même temps que je retourne la question. Elle s'est mise à dessiner deux silhouettes, la première paraissant projetée, il me semble, et une seconde, plus grande que la précédente. Qu'est-ce qu'elle dessine ? Allez savoir. Les contours sont encore un peu imprécis, je ne suis pas certain de ce que je vois. J'attendrai qu'ils forment quelque chose de moins abstrait pour lui demander.

- Ça dépend l'âge que t'as, bien que je doute que t'aies cinquante trois piges, je dis en souriant, pour alléger l'ambiance.

Son dessin se précise peu à peu. La personne projetée a peur, elle semble se cogner contre une sorte de meuble. La seconde a maintenant de longs cheveux. C'est très sombre, vraiment pas joyeux. Je devine qu'il s'agit pour elle d'un dessin cathartique. Elle l'a dit, sa "longue histoire" a duré seize ans. C'est très long, à notre âge. J'ignore sa date de naissance exacte, mais elle a l'air un peu plus jeune que moi. Autrement dit, seize ans, c'est énorme. C'est peut être toute sa vie, même. J'imagine que ça n'a pas souvent été gai.


Si je regrette ? Disons que j'aurais préféré ne pas faire le con, me trouver directement un petit boulot après le lycée, au lieu de dormir sous les ponts et mendier. Comme ça, je n'aurais peut être pas touché à toutes ces merdes. J'avais déjà commencé la clope et les joints, mais le reste... Bref. Mais si je n'avais pas vécu cette "longue histoire", je n'aurais pas rencontré d'aussi belles personnes, Stephen notamment. C'est d'ailleurs son visage qui m'apparait inconsciemment sur la toile. Bah ouais, quand on vit une amitié aussi incroyable, aussi fusionnelle, qui s'arrête soudainement, il est difficile de ne plus y penser. A vrai dire, ce doit être le premier graph que je fais complètement clean. Ça prouve que c'est l'une des premières personnes à qui je pense en me levant le matin, et qui ne quitte pas mon esprit de toute la journée. Lui, et Indi Jolie. Mais ça, c'est une autre très longue histoire, haha.

- Je ne regrette jamais quoi que ce soit, je réponds simplement.

Si je devais regretter toutes les conneries que j'ai faites, je ne vivrais plus. Il suffit "simplement" d'assumer.